Les peuples et les rois alliés

Tous les peuples que les Romains trouvèrent libres, ils les laissèrent libres après la conquête. Leur culte, leurs lois, leur gouvernement, tout fut maintenu avec toutes les formes apparentes du respect et de la générosité. La diplomatie romaine affecta toujours, avec les nations, le langage de l’égalité, et ce ne fut jamais qu’en qualité d’arbitre que le sénat intervint dans les affaires des alliés; mais cet arbitrage fut un terrible despotisme, parce que partout il appuya la révolte, l’illégalité, l’injustice, et fit payer cruellement ses décisions.

L’histoire seule peut justifier ce que nous avançons: nous ne pouvons que faire connaître la constitution romaine, et Rome se garda bien d’écrire dans sa constitution les indignités de sa politique.

Quant aux rois, on sait le peu de cas que les Romains en faisaient. Le dernier citoyen se plaçait, dans sa pensée, au-dessus des plus puissants monarques. Aussi, l’alliance de Rome était fort onéreuse pour ces derniers; et ceux que la peur, ou de misérables intérêts de conquête ou de despotisme ne poussaient pas à payer de leur soumission l’appui orgueilleux du peuple romain, aimèrent mieux se jeter dans les hasards d’une lutte désespérée. Mais il y eut peu de Mithridates.

C’est que les conditions de l’alliance étaient dures: d’abord elle coûtait fort cher; car, à la première réquisition, il fallait fournir vaisseaux, soldats, vivres, équipages, ou d’énormes sommes d’argent qui représentassent tout cela, sur une
évaluation presque toujours arbitraire. Il fallait livrer passage aux troupes de la république, pourvoir à leur logement, à leur subsistance, et, ce qu’il y avait de plus fâcheux pour un roi prétendant a la vénération des peuples, traiter avec respect les généraux romains et recevoir leurs ordres avec déférence. Nous ne parlons pas des présents considérables dont il fallait
accompagner toutes ces soumissions, pour conserver la réputation d’allié fidèle.

Il est vrai qu’en échange de ces services importants, le sénat prodiguait aux rois dévoués les formules laudatives, et après de longues années d’une amitié éprouvée par les plus durs sacrifices, on leur envoyait une chaise curule, un sceptre d’ivoire, la prétexte, quelquefois même, mais avec une excessive réserve, le titre de citoyen romain.

Pour éviter la prodigalité en ces matières, et maintenir les rois dans la haute pensée de sa puissance, Rome faisait de ce titre d’allié, à l’égard des rois, un don tout personnel. Rien d’héréditaire dans le privilège: il fallait que le successeur au trône achetât la continuation du bénéfice, et l’on ne saurait croire à quelles bassesses étaient descendus les princes, à quel ignoble trafic donnait lieu leur servitude. Il fallait se procurer la majorité dans le sénat, et payer des sommes prodigieuses aux personnages influens de ce corps: on connaît l’exclamation de Jugurtha. Le peu de cas qu’on faisait des rois et des royaumes empêchait qu’on attachât trop de flétrissure à ces sortes de marchés, et les plus grands hommes de la république en donnèrent le scandaleux exemple. Ptolémée Aulètes avait acheté sa couronne à César et à Pompée pour 6000 talents. Comme on ne pouvait fournir le capital de pareilles sommes, on en payait l’intérêt à douze pour cent1. Ariobarzane, roi de Cappadoce, devait donner à Pompée trente-trois talents tous les mois. Comme il en devait presque autant à Brutus, qu’il ne pouvait payer, nous voyons Cicéron, gouverneur de Cilicie, refuser un présent de ce roi, afin qu’il lui devint possible de donner quelque acompte à Brutus. Qu’on s’étonne après cela de l’immense fortune des nobles romains, et de la ruine de tant de royaumes, jadis florissants!

Aussi presque toutes ces chétives monarchies disparurent peu à peu, et devinrent provinces romaines.

1. La cour d’Alexandrie, en faisant tuer Pompée, éteignait une partie de sa dette et espérait racheter l’autre.