La seconde guerre punique (219-202 av. J.C.)

Hannibal (Annibal) (220 av. J.C.)

Né à Carthage, en 247 av. J.C., au milieu de la première guerre punique, Hannibal avait neuf ans à peine quand son père Hamilcar Barca alla conquérir l’Espagne. Selon la coutume, Hamilcar, avant de quitter l’Afrique, sacrifia aux dieux de son pays. Sur le corps fumant des victimes il fit jurer à son fils une haine éternelle aux Romains. Hannibal tint son serment avec une implacable fidélité.

A la mort de son père il avait dix-huit ans. Il vint en Espagne. L’armée qui pleurait son illustre chef, reçut cet autre Hamilcar avec des transports de joie. C’étaient les mêmes traits, le même port de tête, la même physionomie énergique. L’enthousiasme redoubla quand on le vit braver le froid et le chaud, supporter la faim et la soif, infatigable pour les travaux, pour les veilles. Souvent on le trouva aux avant-postes couché sur la terre nue, dans une casaque de soldat. Nulle recherche dans ses vêtements : il n’avait de soin que pour son cheval et pour ses armes. Avec cela, le plus adroit des cavaliers comme des fantassins, et toujours le premier au combat. En un mot, il fut le meilleur soldat de l’armée avant d’en être le général. Il commença par obéir pour apprendre à commander.

Quelques années après, Asdrubal (Hasdrubal) fut assassiné par un esclave gaulois qui voulut venger sur lui la mort de son maître tué en trahison. Les soldats élurent à sa place le fils de leur ancien général. Le peuple et le sénat de Carthage confirmèrent l’élection.

Prise de Sagonte (219 av. J.C.)

Dans le traité imposé par Rome à Asdrubal (Hasdrubal), en 227 av. J.C., il avait été formellement stipulé que Sagonte, ville gréco-latine au sud de l’Ebre (Espagne), resterait indépendante des Carthaginois. Contrairement à ce traité, Annibal (Hannibal) vint l’assiéger avec 150000 hommes, sans l’ordre de Carthage, et la prit au bout de huit mois d’une résistance désespérée. Durant le siège, des députés romains étaient allés inutilement en Espagne et en Afrique, pour réclamer contre cette violation de la paix convenue. Une seconde ambassade demanda au sénat de Carthage une solennelle réparation. Comme la discussion se prolongeait, un des députés, Fabius, relevant un pan de sa toge : « Je porte ici la paix ou la guerre », dit-il, « Choisissez! Choisissez vous-même », s’écria-t-on de toutes parts. « Eh bien, la guerre! » reprit Fabius; et il laissa retomber sa toge comme s’il secouait sur Carthage la mort et la destruction (219 av. J.C.).

Plan d’Hannibal (219 av. J.C.)

Annibal (Hannibal) conçut un plan hardi. Il ne voulut pas attendre en Espagne les légions romaines. C’est en Italie, c’est sous les murs mêmes de Rome qu’il se proposa de porter la guerre, espérant y trouver contre elle les haines que Régulus avait trouvées en Afrique contre Carthage. Mais quelle route prendre? Les flottes de Carthage ne dominaient plus sur la Méditerranée; une défaite navale aurait, dès le premier jour, ruiné ses projets. Il résolut de s’ouvrir un chemin par terre. Des émissaires, envoyés dans les deux Gaules avec de l’argent, achetèrent la neutralité ou l’alliance des peuples. Le libre passage fut assuré jusqu’au Rhône, et, au-delà des Alpes, les Gaulois de la Cisalpine promirent de se lever en masse dès qu’il paraîtrait.

Départ de Carthagène et passage des Pyrénées (218 av. J.C.)

Annibal partit de Carthagène au printemps de l’année 218 av. J.C., avec 100000 hommes. Au moment de passer les Pyrénées, beaucoup d’Espagnols s’effrayèrent à la pensée d’aller combattre si loin de chez eux; 7000 désertèrent. C’était un dangereux exemple, au début de la guerre. Annibal prit son parti vite et bien. Il offrit à ceux qui le voulurent, de rester en Espagne: beaucoup acceptèrent. Il se débarrassa ainsi de gens qui augmentaient le chiffre de son armée, sans augmenter sa force. A son entrée dans la Gaule, il n’avait plus que 50000 fantassins et 10000 cavaliers; mais c’étaient tous des hommes entreprenants, résolus à le suivre jusqu’au bout du monde.

Annibal en Gaule; passage du Rhône (218 av. J.C.)

Jusqu’au Rhône tout alla bien; intimidés ou séduits, les Gaulois, loin d’inquiéter la marche de l’armée, lui fournissaient des vivres. Mais la puissante tribu des Volks refusa de livrer le passage du fleuve. Il fallait donc employer la force. Les gaulois, rangés sur la rive gauche, insultaient à l’embarras Annibal, car il était difficile qu’une armée encombrée de bagages et qui traînait après soi trente-sept éléphants, pût franchir ce fleuve rapide et profond en face d’un ennemi résolu. Annibal usa de ruse. Pendant qu’il tenait les Gaulois en échec par de feintes démonstrations, il fit remonter la rive droite à son infanterie espagnole, avec ordre de passer le fleuve, huit lieues plus haut. Ce détachement, commandé par Hannon, devait prendre les gaulois en flanc et par derrière, tandis qu’il les attaquerait de front. Quand un signal de Hannon lui eut appris son approche, il fit commencer le passage. Les éléphants furent placés sur d’immenses radeaux, les troupes sur des barques, les chevaux suivirent à la nage. Les Espagnols passèrent sur des outres et sur leurs boucliers. Les Gaulois, à cette vue, accourent; mais derrière eux de grands cris se font entendre, un immense incendie s’allume. C’est Hannon qui vient de brûler leur camp et qui les attaque par derrière. Ils s’enfuient, et les Carthaginois opèrent sans difficulté la descente.

Première rencontre avec les Romains (218 av. J.C.)

Toute l’armée était déjà sur la rive gauche, quand une troupe de 300 cavaliers romains, partis de Marseille, où se trouvait le consul Scipion avec les légions, rencontra 500 Numides qu’Annibal avait envoyés pour reconnaître le pays. Après une vive escarmouche, ceux-ci furent battus. 200 Numides restèrent sur la place; mais les Romains avaient perdu 140 hommes. Plus tard, on vit dans ce combat un présage de l’acharnement de cette guerre et du sang qu’elle devait coûter.

Passage des Alpes (218 av. J.C.)

Au lieu de marcher au consul, Annibal se dirigea vers les montagnes. Ce fut à la fin d’octobre que les Carthaginois entrèrent dans les Alpes. La neige cachait déjà les pâturages et les sentiers, et la nature semblait frappée d’engourdissement. Un pâle soleil d’automne ne dissipait que lentement l’épais brouillard qui, chaque matin, enveloppait l’armée. De longues et froides nuits, troublées par le bruit des avalanches et des torrents roulant au fond des précipices, glaçaient les membres des hommes d’Annibal.

Cependant et le froid et la neige, et les précipices et les chemins non frayés, ne furent pas les plus grands obstacles. En suivant l’Isère, Annibal arrivait par le val Tarentaine au petit Saint-Bernard, qui, élevé seulement de 2250 mètres au-dessus de la mer, est le plus facile passage qu’il y ait dans toute la chaîne des hautes Alpes. Mais les montagnards essayèrent plusieurs fois de l’arrêter. Un jour il se trouva en face d’un défilé gardé par les Allobroges, et que dominaient dans toute sa longueur des rochers à pic, couronnés d’ennemis. Il fallut s’arrêter et camper : Heureusement les guides gaulois l’avertirent que la nuit les gaulois se retiraient dans leur ville. Avant le jour, Annibal occupa le défilé et les hauteurs avec des troupes légères. Il n’y en eut pas moins un sanglant combat, et, pendant quelques heures, une horrible confusion. Les hommes, les chevaux, les bêtes de somme roulaient dans les précipices; nombre de Carthaginois périrent. Toutefois l’armée passa, prit la ville et y trouva des vivres et des chevaux, qui remplacèrent ceux qu’on avait perdus.

Plus loin, une autre peuplade vint au-devant d’Annibal, portant des rameaux en signe de paix, et offrant des vivres, des otages et des guides. Il accepta, mais en prenant des mesures pour n’être pas trompé. La cavalerie et les éléphants, dont la vue seule effrayait les gaulois, formèrent l’avant-garde; l’infanterie resta derrière, les bagages au centre. Le deuxième jour, l’armée entra dans une gorge étroite où les montagnards l’attendaient, cachés dans le creux des rochers. Pendant toute une nuit, Annibal fut coupé de son avant-garde. Ce fut la dernière attaque.

Après neuf jours de marche, il atteignit le sommet de la montagne et s’y arrêta deux jours pour faire reposer ses troupes. De là, il leur montrait les riches plaines du Pô, et, dans le lointain, le lieu où était Rome, la proie qu’il leur avait promise. La descente fut difficile : on rencontra dans un défilé un glacier recouvert par une neige nouvelle, et où les hommes et les chevaux restaient engagés. La gorge était d’ailleurs si étroite que les éléphants n’auraient pu passer; on perdit trois jours à leur creuser un chemin dans le roc. Enfin, le quinzième depuis son départ des bords du Rhône, il arriva par le val d’Aoste dans le voisinage du territoire des Insubriens, ses alliés. Le passage lui avait coûté près de la moitié de ses troupes : il n’avait plus que 20000 fantassins et 6000 cavaliers. Mais il se trouvait en Italie, et ce qui lui restait de soldats étaient des hommes que rien ne pouvait plus effrayer.

La bataille du Tessin (218 av. J.C.)

A la nouvelle de cette marche audacieuse, le consul Scipion, qui se dirigeait vers l’Espagne, rebroussa chemin en toute hâte et accourut à la défense de la Cisalpine. Annibal le rencontra près du Tessin, et lui livra un rude combat de cavalerie ou Scipion blessé eût péri si son fils ne s’était jeté au-devant de lui, et ne l’avait couvert de son bouclier. Ce combat obligea les Romains à repasser le Pô. Ils vinrent se réunir à une autre armée consulaire derrière la Trébie.

La bataille de la Trébie (218 av. J.C.)

Fier d’un léger succès remporté dans une escarmouche, le consul Sempronius voulut, malgré Scipion, livrer bataille, pour ne pas laisser aux consuls de l’année suivante l’honneur de délivrer l’Italie. Un matin les Numides vinrent insulter son camp, avant l’heure où les soldats prenaient leur repas; ceux-ci quittèrent tout pour courir à ces maraudeurs et se laissèrent attirer au-delà des eaux glacées de la Trébie, jusque dans une plaine où Ajmibal avait caché 2000 hommes dans un pli de terrain. Affaiblis par la faim, par le froid, par la fatigue, par la neige que le vent leur fouettait au visage, les Romains étaient à demi vaincus quand ils vinrent heurter l’infanterie carthaginoise bien repue, bien reposée, et qu’Annibal avait tenue jusqu’au dernier moment sous la tente ou devant de grands feux. Près de 30000 Romains périrent: 10000 seulement avec Sempronius purent gagner Plaisance, en passant au travers des Gaulois d’Annibal. Comme au Tessin, Annibal dut sa victoire à sa cavalerie, près de trois fois plus nombreuse que celle de l’ennemi.

Annibal en Etrurie (218-217 av. J.C.)

Cette Seconde victoire décida les Gaulois cisalpins à rompre sans retour avec Rome. Ils accoururent en foule auprès d’Annibal, et, au printemps de l’année suivante, il se vit à la tête de 90000 hommes. Il franchit l’Apennin et pénétra en Etrurie. Mais il eut à traverser d’immenses marais où, pendant quatre jours et trois nuits, l’armée marcha dans l’eau et la vase. Grand nombre de soldats périrent. Annibal lui-même, monté sur son dernier éléphant, perdit un oeil par les veilles, les fatigues et l’humidité des nuits.

La bataille du lac de Trasimène (217 av. J.C.)

Une armée romaine l’attendait sous les murs d’Arretium, commandée par un général, Flaminius, qui se croyait un adversaire digne d’Annibal, et qui était parti de Rome avec la résolution de combattre en quelque lieu que ce fût.

Le rusé Carthaginois eut vite reconnu l’imprudence présomptueuse du consul; il l’attira dans un vallon resserré entre le lac Trasimène et des collines qu’il avait garnies de ses soldats. Quand les légions furent entrées, au milieu d’un épais brouillard, dans ce piège sans issue, les Numides, placés en embuscade, se jetèrent sur les derrières de l’armée romaine, qui se trouva, comme à la Trébie, enveloppée de toutes parts. La bataille ne dura que trois heures, mais avec un tel acharnement, que les combattants ne s’aperçurent pas d’un tremblement de terre qui renversait en ce moment des montagnes. Flaminius fut tué avec 15000 des siens, autant furent faits prisonniers, 10000 s’échappèrent. Annibal n’avait perdu que 1500 hommes, presque tous Gaulois.

Fabius Cunctator (217 av. J.C.)

A Rome, après la Trébie, on avait dissimulé l’étendue du désastre; après Trasimène, on n’osa rien cacher. Le préteur Pomponius assembla le peuple et ne dit que ces mots : « Vous avez été vaincus dans un grand combat. » Rome ne s’abandonna pas. On eut recours à l’autorité dictatoriale, et Fabius Maximus fut nommé dictateur. C’était le chef de la noblesse. Pour plaire au peuple, les comices lui adjoignirent comme maître de la cavalerie, un plébéien, Minucius. Ruiner le plat pays, suivre l’ennemi par les hauteurs, lui couper les vivres, le harceler sans cesse et le détruire en détail, mais refuser partout le combat, tel fut le plan de Fabius. Il était plus facile et plus sûr d’user Annibal que de le vaincre. Excepté les Gaulois, aucun peuple italien ne prenait encore parti pour Carthage. Tous craignaient cette armée, ramassis de vingt nations. C’était une croyance populaire que les soldats d’Annibal se nourrissaient de chair humaine.

Minucius (217-216 av. J.C.)

Fabius avait donc raison de temporiser : prolonger la guerre c’était ruiner l’ennemi. Mais les alliés, en proie aux ravages des deux armées, souffraient cruellement, et les Romains se sentaient humiliés devant leurs sujets de n’accepter jamais le combat. Un jour, Fabius réussit à enfermer Annibal dans un défilé; le Carthaginois était pris. Au milieu de la nuit, il fit chasser vers le haut de la montagne deux mille boeufs portant aux cornes des sarments enflammés. La vue de ces feux courant par la montagne, les cris des animaux qui beuglaient de douleur inquiétèrent les soldats romains chargés de la garde du défilé et leur firent croire que l’ennemi fuyait. Ils quittèrent leur poste; Annibal s’en empara aussitôt. Il était sauvé. Dans le camp romain, on cria à la trahison. Le peuple donna au maître de la cavalerie les mêmes pouvoirs qu’au dictateur. Minucius se hâta de provoquer Annibal, se fit battre et eût perdu toute son armée, si Fabius ne fût accouru pour le sauver. Il répara du moins son imprudence en reconnaissant hautement ses torts. Il déposa son commandement et vint se replacer sous les ordres de Fabius qu’il appela son sauveur et son père.

La bataille de Cannes (216 av. J.C.)

Les Consuls de l’année 216 av. J.C. n’étaient malheureusement pas faits pour s’entendre. Paul-Emile était l’élu des patriciens; Varron appartenait au parti populaire. Le premier, élève de Fabius, voulait toujours différer, le second toujours combattre. Comme le commandement alternait chaque jour entre les consuls, Varron conduisit l’armée si près de l’ennemi qu’une retraite fut impossible, et, le surlendemain, il fit dès le matin déployer devant sa tente le manteau de pourpre, signal du combat. Il avait 80000 fantassins, et seulement, malgré le souvenir des trois batailles déjà perdues, 6000 cavaliers. Sur une armée de 50000 hommes, Annibal en avait 10000. Ses forces n’étaient que la moitié de celles des Romains; il ne les avait pas moins amenés sur le champ de bataille qu’il avait choisi, à Cannes, en Apulie, près de l’Aufidus, au milieu d’une plaine immense, favorable à sa cavalerie, et où le soleil qui dardait ses rayons dans le visage des Romains, où le vent, qui portait la poussière contre leur ligne, devaient combattre pour lui.

Dans cette plaine unie, une embuscade semblait impossible. Mais 500 Numides se présentèrent comme transfuges, et, durant l’action, se jetèrent sur les derrières de l’armée romaine. A Cannes, comme à Trasimène, comme à la Trébie, le plus petit nombre enveloppa le plus grand. Pour opposer plus de résistance à la cavalerie, Varron avait diminué l’étendue de sa ligne et augmenté sa profondeur. Par cette disposition, beaucoup de soldats devenaient inutiles. Annibal, au contraire, donna à son armée un front égal à celui de l’ennemi, et la rangea en croissant, de manière à ce que le centre, composé de Gaulois, faisait saillie sur la ligne de bataille. Derrière eux, les vétérans africains étaient formés en un demi-cercle dont les extrémités allaient rejoindre les deux ailes. Les Romains attaquèrent les Gaulois avec furie. Mais ceux-ci, guidés par Annibal lui-même, reculèrent peu à peu jusque sur la seconde ligne, en arrière des ailes, qui, se repliant, enveloppèrent les légions. En même temps, les transfuges attaquaient par derrière, et Asdrubal, avec sa cavalerie réunie en masses profondes, exécutait, sur l’infanterie romaine, des charges à fond qui y portaient le désordre et le carnage. 70000 Romains ou alliés restèrent sur le champ de bataille, avec l’un des consuls, Paul-Emile, ses deux questeurs, 80 sénateurs, des consulaires, et parmi eux Minucius, 21 tribuns légionnaires, et une foule de chevaliers (2 août 216 av. J.C.). Paul-Emile blessé aurait pu échapper au carnage, un des siens lui offrit un cheval pour fuir, il refusa. Annibal n’avait perdu que 5500 hommes dont 4000 Gaulois.

Constance de Rome (216 av. J.C.)

« Laisse-moi prendre les devants avec ma cavalerie », disait à Annibal, le soir de la bataille, un de ses officiers, « et dans cinq jours tu souperas au Capitole. » Mais Annibal connaissait Rome. Il savait qu’elle ne serait pas abattue par cette défaite au point de devenir une proie facile. Il s’arrêta dans le sud de l’Italie pour décider la défection des peuples et des villes de cette région.

Rome, en effet, le premier moment de stupeur passé, retentit du bruit des préparatifs. Fabius prescrivit aux femmes de s’enfermer dans leurs demeures, pour ne pas amollir les courages par des lamentations dans les temples; à tous les hommes valides, de s’armer; aux cavaliers, d’aller éclairer les routes; aux sénateurs, de parcourir les rues et les places pour rétablir l’ordre, placer des gardes aux portes, et empêcher que personne ne sorte. Pour en finir promptement avec la douleur, le deuil fut fixé à 30 jours. On se croirait à Sparte. Les expiations religieuses ne furent pas oubliées, il y en eut de cruelles. Deux vestales convaincues d’avoir violé leurs voeux furent mises à mort; deux Gaulois et deux Grecs furent enterrés vivants, selon que l’avaient prescrit les livres sibyllins.

Peu de jours après, on apprit qu’un Carthaginois, Carthalon, arrivait avec les députés des prisonniers de Cannes, pour parler de paix et de rançon; un licteur courut lui interdire l’entrée du territoire romain. 10000 légionnaires environ étaient au pouvoir d’Annibal; le sénat refusa de les racheter. 3000 s’étaient sauvés; il ordonna qu’ils iraient servir en Sicile, sans solde ni honneurs militaires, jusqu’à ce qu’Annibal fût chassé d’Italie. Mais, par un admirable esprit de conciliation, oubliant ses griefs contre Varron, le consul populaire, Fabius sortit en corps au-devant de lui avec tout le peuple, et le remercia de n’avoir pas désespéré de la république.

La défection de Capoue (216 av. J.C.)

Cependant la fidélité des peuples du sud de l’Italie n’avait pas tenu devant tant de désastres. Plusieurs passèrent à Annibal. Capoue même, qui se croyait l’égale de Rome, et qui gémissait de n’être qu’une ville sujette, se donna à lui, après avoir étouffé dans ses bains publics tous les citoyens romains qui se trouvèrent dans ses murs.

Annibal abandonné de Carthage (216 av. J.C.)

Les nouveaux alliés d’Annibal lui donnaient peu de soldats et pas d’argent; il avait donc, au milieu de son triomphe, grand besoin de secours; car Rome tenait maintenant sous les armes 200000 combattants. Il envoya à Carthage un de ses frères qui répandit au milieu du sénat un boisseau d’anneaux d’or enlevés, disait-il, aux chevaliers romains morts sur le champ de bataille. A mesure que cette guerre devenait plus implacable, Hannon s’en effrayait davantage. De quelque côté que se tournât la victoire, il voyait un maître; « Carthage », disait-il, « perdra sa liberté si Annibal triomphe, son indépendance s’il est vaincu ». Aussi, fit-il répondre aux demandes du vainqueur de Cannes : « Puisque Annibal a remporté une si grande victoire, il n’a pas besoin d’assistance. » On ne lui envoya, en effet, que des secours insignifiants.

Efforts d’Annibal pour se créer des ressources (216-214 av. J.C.)

Réduit à ses seules forces, il agita le monde autour de lui pour le soulever contre Rome. Il fomenta des troubles en Sardaigne et en Sicile, appela ses frères d’Espagne avec la puissante armée qu’ils avaient ordre d’y former, conclut une alliance avec le roi Philippe de Macédoine, et tenta d’enlever Naples pour se donner un port en Italie. Mais rien ne lui réussit. Philippe fut contenu et rejeté des bords de l’Adriatique dans son royaume par des forces que le sénat envoya rapidement contre lui. Les Scipions, en Espagne, fermèrent à Asdrubal et à Magon, par des victoires, la route de la Gaule. En Italie, les Romains devenus plus circonspects revinrent au plan de Fabius : ils réduisirent Annibal à faire une guerre de sièges où il ne pouvait plus frapper de ces grands coups qui ébranlaient l’Italie et Rome. Devant Nole, Marcellus lui fit même éprouver un échec et lui tua 2000 hommes.

Siège de Syracuse; Archimède (214-212 av. J.C.)

En Sicile pourtant, les menées d’Annibal parurent quelque temps réussir. Le sage Hiéron, le fidèle allié de Rome, était mort. Son successeur fut tué dans une émeute; on proclama la république, et l’on entra dans l’alliance de Carthage. Mais Marcellus, qu’on surnommait l’épée de Rome, comme Fabius en était le bouclier, accourut aussitôt assiéger Syracuse.

Cette ville semblait inexpugnable, grâce à la force de ses murailles et à sa position avantageuse; et de plus elle avait Archimède. Ce grand géomètre couvrit les murs de machines nouvelles qui lançaient au loin d’énormes quartiers de roc. Si les vaisseaux romains approchaient du rempart, une main de fer les saisissait, les enlevait, et les laissait retomber avec fracas au fond de la mer où ils s’abîmaient. S’ils se tenaient au large, des miroirs ardents y portaient l’incendie.

Le proconsul désespéra d’emporter de vive force une place si bien défendue; il attendit avec une patience digne de Fabius qu’une trahison ou une surprise la lui livrât. L’occasion ne se présenta qu’en 212 av. J.C. Durant une fête, qui tenait le peuple tout occupé dans l’intérieur de la ville, les murs furent escaladés, Archimède, que Marcellus aurait voulu épargner, fut tué. L’illustre savant ne s’était même pas aperçu de la prise de la ville, tant il était absorbé dans l’étude de ses problèmes. Un légionnaire lui ordonna de se rendre auprès de Marcellus; il ne l’entendit pas et continua son travail; le soldat irrité le perça de son épée. Agrigente tomba comme était tombée Syracuse, et en 210 av. J.C. les Carthaginois quittèrent la Sicile pour la dernière fois.

Prise de Capoue (211 av. J.C.)

A ces succès en Sicile répondirent d’autres succès en Italie. Le sénat était bien décidé à tirer de Capoue une éclatante vengeance, à punir sans pitié la ville qui avait la première donné le signal de la défection. En 211 av. J.C., elle fut enveloppée par les légions du proconsul Appius. Annibal, qui venait de prendre Tarente, accourut pour la sauver (211 av. J.C.), mais il trouva les retranchements si forts, les généraux si réservés, que, pour délivrer la ville, il conçut l’audacieuse pensée d’enlever Rome elle-même par surprise.

Quand il parut, le peuple entier courut aux murailles, et deux légions nouvelles qu’on exerçait dans la ville, sortirent audacieusement à sa rencontre. Le coup était manqué.

Il espéra alors qu’à la nouvelle du danger de leur patrie, les légions établies devant Capoue lèveraient le siège pour accourir à la défense de Rome. Mais les Romains ne lâchèrent pas leur proie; Appius était resté dans ses lignes! Toute l’habileté d’Annibal était déjouée par la constance romaine. Il s’enfuit jusqu’à Rhégium, pour ne pas entendre les cris de détresse de cette ville qu’il n’avait pas pu sauver.

Capoue ouvrit ses portes. Le châtiment fut terrible; 70 sénateurs périrent sous les verges et la hache; 300 nobles furent condamnés aux fers; tout le peuple fut vendu. La ville et son territoire furent déclarés propriété romaine. Quelques sénateurs auraient voulu effacer jusqu’au dernier vestige de cette cité qui avait rêvé la domination de l’Italie.

La bataille du Métaure (207 av. J.C.)

Depuis ce revers, Annibal fut cerné dans le midi de l’Italie, et, malgré des prodiges d’habileté, perdit chaque année du terrain. Il n’était jamais battu, et toutes les fois qu’il rencontrait des légions, il comptait un succès de plus. Mais ses victoires restaient stériles, parce que Rome remplaçait par des troupes plus nombreuses celles qui avaient été vaincues, tandis que lui, laissé par Carthage sans secours, il s’épuisait par ses triomphes mêmes.

En 208 av. J.C., le bouillant Marcellus attiré dans une embuscade y périt avec ses principaux officiers. En 207 av. J.C., c’est Rome même qui faillit périr; elle se trouva du moins dans le plus grand péril où cette guerre l’eût encore placée. Asdrubal, frère d’Annibal sortit d’Espagne avec une armée qui se recruta en Gaule, et qui dans la haute Italie compta 60000 hommes. Annibal, posté à Canusium, en Apulie, dans un camp retranché, attendait qu’Asdrubal lui envoyât des nouvelles certaines de sa marche.

Si les deux généraux carthaginois se réunissaient, la lutte était finie. Rome succombait. Le sénat plaça entre eux cent mille légionnaires qu’il partagea entre les consuls Livius et Néron.

Asdrubal envoya bien à son frère des Numides porteurs de ses dépêches, mais ces messagers tombèrent dans les avant-postes de Néron qui campait en face d’Annibal. Néron prit la résolution la plus hardie de cette guerre. Il choisit 7000 hommes d’élite, quitta son camp sans qu’Annibal s’en doutât, traversa toute l’Italie centrale en six jours, et rejoignit Livius sur les bords du Métaure. Il entra de nuit dans le camp de son collègue pour qu’Asdrubal ignorât son arrivée; mais, au réveil des troupes, les trompettes sonnèrent deux fois; Asdrubal reconnaît à ce signe que les deux consuls sont réunis; il croit son frère vaincu, tué peut-être, et toutes les forces de Rome rassemblées contre lui. Il fuit, mais ses guides l’égarent; les consuls l’atteignent; et il est obligé de combattre dans un poste désavantageux, sur les bords d’un torrent, le Métaure. 56000 hommes avec leur général restèrent sur le champ de bataille. C’étaient les représailles de Cannes (207 av. J.C.).

La nuit même qui suivit le combat, Néron se remit en route, et, le treizième jour après son départ, il rentrait dans ses lignes. La tête d’Asdrubal, jetée dans le camp de son frère, apprit à celui-ci la ruine de ses dernières espérances. « Je reconnais-là », dit-il amèrement, « la fortune de Carthage. » Alors il se renferma dans le Bruttium; il y résista cinq années encore aux efforts des Romains pour le chasser d’Italie.

Victoires de Scipion en Espagne (218-206 av. J.C.)

En Italie, Rome se défendait, et péniblement. En Espagne, elle prit l’offensive. Deux Scipions, Gnoeus et Cornélius y combattirent depuis l’année 218 av. J.C. contre les Carthaginois. Ils eurent d’abord des succès, mais en 212 av. J.C. s’étant séparés, ils succombèrent, et l’Espagne sembla perdue pour les Romains. Elle fut reconquise par Publius Scipion, fils de Cornélius.

C’était un jeune homme qui avait de bonne heure attiré sur lui les regards du peuple par son maintien grave, sa piété et son courage. On le voyait passer de longues heures dans le temple de Jupiter, comme s’il était en relations avec les dieux, et on parlait dans le peuple de ses visions nocturnes, des inspirations qu’il recevait d’en haut. Au combat de la Trébie, il avait sauvé la vie à son père blessé, en le couvrant de son bouclier et en le défendant seul contre les ennemis. Après Cannes, il avait contraint, le poignard sur la gorge, un Métellus et d’autres jeunes nobles à jurer qu’ils n’abandonneraient pas l’Italie. A 22 ans, il se mit sur les rangs pour obtenir l’édilité. Les tribuns objectaient sa jeunesse : « Je suis assez âgé », dit-il, « si les Romains veulent m’élire. » A 24 ans, personne ne se présentant pour le commandement de l’Espagne qui semblait plein de dangers, il le demanda, bien qu’il n’eût pas l’âge, et fut élu. Il habituait déjà le peuple à le regarder comme au-dessus des lois.

A peine arrivé en Espagne, il médita une entreprise audacieuse. Carthagène, l’arsenal et le trésor des Carthaginois dans la Péninsule, était défendue par une forte citadelle et par de hautes murailles, couverte par la mer et un étang : aussi passait-elle pour imprenable. Scipion l’attaqua en plein jour, au moment où l’ennemi s’y attendait le moins, et l’enleva dès le premier assaut, en profitant d’un marais que les Carthaginois croyaient impraticable, et qui touchait à une partie du mur mal gardé (210 av. J.C.).

La ville renfermait tous les otages que les Carthaginois avaient exigés des Espagnols. Scipion les traita avec bonté, donnant à tous des présents, même aux enfants : aux garçons des épées, aux filles des bracelets, puis il les renvoya vers leurs proches. Une conduite si différente de celle des généraux de Carthage valut à Scipion la reconnaissance de ces peuples : ils passèrent en foule de son côté.

Secondé par eux, Scipion battit Asdrubal qui pourtant lui échappa et passa les Pyrénées avec l’armée qui fut détruite près du Métaure; mais il poussa les autres généraux carthaginois de défaite en défaite jusque dans Gadès (Cadix). Il leur enleva même cette ville.

Les Carthaginois chassés d’Espagne, il songea à aller les chercher en Afrique, et, pour se ménager d’avance des alliés sur ce continent, il osa se rendre seul à la cour de Syphax, roi des Numides, qu’il essaya de gagner aux intérêts de Rome (206 av. J.C.).

Scipion passe en Afrique (204-203 av. J.C.)

Quand Scipion revint d’Espagne à Rome pour demander le consulat, il répéta sans relâche, que pour arracher d’Italie le formidable capitaine qui s’obstinait à y rester, il fallait attaquer Carthage elle-même. Il demanda au sénat l’autorisation de passer en Afrique. Le vieux Fabius s’opposa vainement à ce qu’il appelait une témérité. Les Italiens étaient las de voir s’éterniser la guerre : ils donnèrent à Scipion une flotte et une armée. Le consul partit de Lilybée avec 30000 hommes.

Scipion comptait sur les deux rois de Numidie, Syphax et Massinissa, avec lesquels il avait déjà traité. Mais le premier venait d’être regagné par Carthage : on lui avait donné en mariage la belle Sophonisbe, fille d’un des principaux citoyens. Le second, fidèle à l’alliance romaine, avait été dépouillé du trône de ses pères. Scipion reçut néanmoins Massinissa avec honneur : car ce fugitif était le meilleur cavalier de l’Afrique.

La première campagne ne fut marquée par aucun acte éclatant. L’année suivante (203 av. J.C.), Scipion surprit les deux camps ennemis, formés de huttes de jonc et de paille, y mit le feu et fit périr 50000 hommes dans les flammes. Une nouvelle défaite réduisit Syphax à se rendre. Massinissa prit Sophonisbe pour épouse; mais Scipion se souvenant qu’elle avait détaché Syphax du parti de Rome, exigea que la Carthaginoise lui fût livrée. Massinissa envoya à Sophonisbe, comme présent nuptial, une coupe de poison. Elle but sans hésiter.

Annibal quitte l’Italie (203 av. J.C.)

Ces importants succès rendirent à Scipion l’appui de tous les Numides, c’est-à-dire d’une cavalerie excellente; et Carthage menacée se décida à rappeler Annibal. Il lit à l’Italie de sanglants adieux.

La bataille de Zama (202 av. J.C.)

Les deux armées se trouvèrent en présence à Zama. Avant de livrer cette bataille solennelle, Annibal crut devoir demander la paix. Scipion refusa. La paix, sans une défaite d’Annibal, aurait été sans gloire et sans durée.

Tout ce qu’enseignaient l’art de la guerre et une vieille expérience fut de part et d’autre appliqué (19 octobre 202 av. J.C.). Du côté d’Annibal, plus de ces ruses auxquelles s’étaient laissé prendre tant de consuls, mais d’admirables dispositions. Sur ses ailes, les plus mauvaises troupes, pour occuper les Numides et les entraîner à leur poursuite loin du champ de bataille. En avant-garde une ligne formidable de 80 éléphants; derrière, ses mercenaires gaulois et ligures, pour émousser les épées romaines et rompre l’ordonnance des légions. Au corps de bataille, les Carthaginois et les Africains, pour tomber sur les Romains troublés et fatigués par un premier combat; enfin, à un stade en arrière, ses vieilles bandes d’Italie, ses soldats les plus dévoués, ménagés avec soin, pour achever la victoire ou le suivre dans sa retraite et l’accompagner à Carthage, où il ne voulait pas rentrer désarmé.

Mais Scipion avait ménagé dans ses lignes, des intervalles où les éléphants criblés de traits s’engagèrent. Les mercenaires d’Annibal, rompus par les Romains et rejetés sur leur seconde ligne, y portèrent le désordre, Scipion, au contraire, arrêta ses soldats après le premier succès, rétablit les rangs, et les lança à un second combat, avec l’ordre qu’ils auraient eu au sortir d’un camp. Durant ce choc terrible, Massinissa, au lieu de se laisser emporter à la poursuite des cavaliers ennemis, avait ramené ses Numides sur l’arrière-garde; Annibal était à son tour enveloppé. Quand il se retira de ce champ de bataille, les corps de 20000 de ses soldats jonchaient la terre.

La fin de la seconde guerre punique (201 av. J.C.)

Annibal rentra dans Carthage trente-cinq ans après en être sorti, mais il y rentrait vaincu; lui-même conseilla la paix.

Scipion ne demanda pas qu’on lui livrât son grand adversaire; il fixa les conditions suivantes : Carthage renoncera à tout ce qu’elle possède hors de l’Afrique, c’est-à-dire à l’Espagne, à Malte, aux îles Baléares; elle ne fera aucune guerre sans la permission du peuple romain, payera en cinquante ans une contribution de 200 talents, livrera enfin tous ses éléphants et toutes ses galères, excepté dix.

Ces conditions furent acceptées. Les Carthaginois remirent à Scipion cinq cents galères, qu’il fit aussitôt brûler. Quand il fallut payer le premier terme du tribut, les sénateurs de Carthage éclatèrent en gémissements; seul, Annibal se mit à rire, et comme l’un d’eux l’en reprit: « Si l’on pouvait lire dans les âmes; » répondit le grand homme, « comme avec les yeux du corps, vous verriez bien que ce rire est un signe de désespoir, non pas de joie. Et cependant il est plus raisonnable que vos larmes. J’aurais compris ces pleurs le jour où l’on nous ôta nos armes, où l’on brûla nos vaisseaux, le jour où Carthage se trouva livrée, sans force et sans défense, aux haines des Africains. Mais alors pas un de vous n’a gémi. Et maintenant qu’il vous faut prendre sur votre avoir pour payer le tribut, vous pleurez! Ah! Vous verrez trop tôt, je le crains bien, que ce qui vous arrache aujourd’hui tant de larmes est le moindre de nos malheurs. »

Retour de Scipion à Rome (201 av. J.C.)

Scipion célébra à son entrée dans Rome le triomphe le plus splendide. Il apportait au trésor cent vingt-trois mille livres pesant d’argent. Il apportait à Rome, mieux que ces trésors, la domination du monde. Carthage, en effet, tombée et Annibal vaincu, il n’y avait plus de puissance capable d’arrêter les Romains. Aussi le peuple, dans sa joie, offrit à Scipion le consulat et la dictature à vie : il ne prit que le surnom d’Africain.