La vie d’un romain

Naissance, noms, enfance, etc.

Le nouveau né restait neuf jours, si c’était un garçon, et huit si c’était une fille, sans recevoir de nom. Ce moment arrivé, on faisait des sacrifices et des réjouissances, et, en présence de tous les parents, on nommait l’enfant.

Les Romains avaient trois noms, proenomen, nomen, cognomen

Le proenomen, prénom, correspondait à nos noms de baptême; c’était une désignation d’autant plus commune qu’elle se renfermait dans des limites fort étroites. Il n’y avait, à l’usage des Romains, que dix-huit prénoms, Aulus, Appius, Caius, Cnoeus, Decimus, Coeso, Lucius, Marcus, Mamercus, Manius, Nemerius, Publius, Quintus, Servius, Sextus, Spurius, Titus, Tiberius; on les désignait par les initiales A. C. Q., ou, pour éviter les équivoques, par deux ou trois lettres, Ap., Cn., Sp., Sex.

Le nom était celui de la famille, AEmilius, Cornelius, Claudius, Fabius, etc.

Le cognomen, qui d’abord était donné à l’individu, puis passait à ses descendants, et désignait une branche de la famille, venait ordinairement de quelque qualité ou défaut, ou situation particulière et caractéristique, comme Scipio, Cicero, Scaurus, Sura, Pulcher, Maximus, Balbus, etc.

A cette triple désignation, des circonstances extraordinaires pouvaient en ajouter une quatrième, comme Africanus, Numidicus, Macedonicus, Britannicus, Germanicus, etc.

Le fils aîné recevait ordinairement le prénom de son père, ce qui introduisit souvent de la confusion dans les familles.

Quant aux filles, elles n’avaient qu’un nom, celui de la famille: Claudia, Julia, Cornelia, Livia, Terentia, Publilia, etc.

Si elles étaient plusieurs, on les distinguait, dans l’intérieur, par des noms d’amitié indiquant leur rang de naissance: Secundilla, Tertilla, Quartilla, Quintilla.

Les dames romaines n’allaitaient pas leurs enfants: elles les confiaient à des nourrices qui restaient ensuite attachées à la maison, et exerçaient un grand empire sur la première éducation : aussi on apportait dans ce choix une attention fort scrupuleuse (sedula nutrix).

L’enfant, vers dix ans, fréquentait les écoles ou recevait des leçons d’un affranchi ou d’un esclave dans la maison paternelle; mais, en général, son éducation, beaucoup plus gymnastique que libérale, se faisait au champ de Mars; là il apprenait à manier les armes, à franchir les fossés, à courir, à dompter un cheval, puis se livrait, dans les eaux du Tibre, aux exercices de la natation. Jusqu’à dix-sept ans, il portait la robe prétexte, et une bulle d’or au cou1. Lorsque cet âge arrivait, c’était une grande fête dans la maison paternelle: l’enfant déposait sa bulle d’or, qu’il suspendait au cou d’un lare, recevait la toge virile, teinte d’un blanc éclatant (candida), et allait en grande pompe offrir sa prétexte au Capitole, au milieu d’un sacrifice; puis son père le présentait au Forum, où il recevait les compliments de tous les clients et des amis de la famille, et était salué du titre glorieux de citoyen. Dès lors il en exerçait les prérogatives, dont la première consistait dans les honneurs du service militaire.

1. Cette bulle d’or, dont la forme variait, mais qui, en général, avait celle d’un coeur, était creuse et renfermait diverses amulettes pour préserver l’enfant des sortilèges.

Mariage

Les conventions du mariage offraient un singulier mélange d’idées sages et folles, de pratiques religieuses, philosophiques, et de licencieuses extravagances. Ces contrastes venaient des contradictions mêmes que le principe renfermait : d’une part, on voulait que la femme fût une épouse irréprochable, une vertueuse mère de famille, la digne compagne du citoyen-roi du monde; de l’autre, les lois en faisaient une esclave, et les moeurs un instrument de plaisirs. On lui demandait toutes les vertus d’une âme élevée, et on la traitait comme si elle n’avait pas d’âme.

On va voir qu’à Rome l’Etat intervenait fort peu dans la formation de ce lien, et la religion n’y apportait guère que ses superstitions.

D’abord, il y avait une sorte de mariage assez commun dans les derniers temps de la République, et qui parait avoir été affranchi de toute obligation religieuse ou civile: c’était le mariage par cohabitation. Une femme qui avait demeuré pendant un an, sans interruption de plus de trois jours, avec un citoyen, devenait son épouse de fait (usu). Nous devons dire que ces mariages étaient regardés comme peu légitimes.

Les mariages réguliers se faisaient par confarréation ou par coemption.

Dans le premier cas, les futurs se présentaient devant le flamine diale; on immolait un mouton : l’homme et la femme se partageaient un gâteau, et le flamine, après en avoir goûté, les déclarait unis.

Dans le second cas, l’homme et la femme, en présence des parents, apportaient trois as d’airain, en se demandant : « Veux-tu être la mère de ma famille? Veux-tu être le père de ma famille? » La femme avait un de ces as à la main, celui-là était pour son mari; un autre, dans un soulier, qu’elle offrait aux lares; le troisième était déposé dans une espèce de hangar construit à la hâte, qui s’appelait compitum vicinale. Par le premier as, la femme achetait son mari; par le second, ses pénates: par le troisième, l’entrée de la maison.

On ne pouvait se marier ni aux calendes, ni aux nones, ni aux ides, ni les jours de fête, ni pendant le mois de mai.

Les conventions une fois réglées, on se rendait au temple de Junon juga, où l’on immolait un porc, à qui l’on avait bien soin d’ôter le fiel. Avant cette cérémonie, on ne manquait pas de prendre les augures.

La mariée, rentrée chez ses parents, s’occupait de sa toilette; on la coiffait, on lui séparait les cheveux avec le fer d’une lance qui devait avoir été trempée dans le sang d’un gladiateur; et on lui mettait sur la tête une couronne de verveine cueillie par elle-même. Elle chaussait des brodequins à talons élevés, puis on lui passait une robe jaune, et on lui jetait sur la tête un voile de même couleur, nommée flammeum. Ses vêtements devaient être à plis droits et tout unis, retenus autour de sa taille par une ceinture de laine que l’époux devait seul dénouer.

La toilette achevée, on emmenait la mariée, qui devait feindre la résistance et avoir l’air d’être enlevée de force. On la conduisait à la maison de son mari (ducere uxorem). Le cortège s’ouvrait par des joueurs de flûtes, puis venaient trois jeunes garçons vêtus de la prétexte et portant des flambeaux, dont l’un s’appelait le flambeau de l’hymen et devait être fait d’aubépine. Deux autres jeunes garçons, espèce de sacrificateurs nommés camilles, soutenaient la mariée sous les bras, et deux la suivaient, portant dans des cassettes de riches bijoux mêlés à des jouets d’enfants; ensuite marchaient des esclaves tenant des Fuseaux et des quenouilles; les parents et les amis fermaient le cortège. Pendant cette marche, on chantait des hymnes dans lesquelles devait retentir le nom de Thalassius, un des Romains qui, dit-on, se distingua le plus dans l’enlèvement des Sabines.

Arrivée à la maison de son mari, la jeune fille devait prendre une bandelette de laine enduite de graisse de loup, et en frotter la porte pour en écarter les maléfices1.

Alors le mari se présentait et disait: « Qui es-tu? Je suis Caïa », répondait la fiancée. « Et moi Caïus », ajoutait l’époux, et il lui présentait le feu et l’eau; puis les camilles soulevaient l’épouse, et l’introduisaient dans la maison en évitant de lui faire toucher le seuil. On lui présentait à ce moment les clefs des appartements, passées dans un seul anneau, et sur-le-champ on allait cacher le flambeau nuptial, pour qu’il ne pût être employé à des sortilèges.

Pendant qu’on se rendait au triclinium et qu’on préparait le lit nuptial (leclus genialis), le mari jetait des noix aux enfants, probablement pour faire entendre qu’il renonçait aux jeux de l’enfance, dont les noix étaient l’emblème.

Il est inutile de dire que le festin était splendide; on y chantait des poésies fort libres, appelées versus fescennini2; puis des matrones, qui devaient n’avoir été mariées qu’une fois, conduisaient l’épouse à la chambre nuptiale.

A ces cérémonies était convoquée une foule de petites divinités de circonstance, dont les noms expliquent les fonctions: Jugatinus, Domiducus, Maturna (Maneo), Juno unxia (ungo), Juno cinxia, etc., etc.

Le lendemain des noces, un nouveau festin, qu’on appelait repotia, rassemblait les parents, et, pour la seconde et dernière fois, l’épouse mangeait en public: jamais les femmes ne paraissaient aux repas devant des convives.

1. Servius prétend que le mot uxor, épouse, qui d’abord, dit-il, s’écrivit unxor, vient de cette cérémonie, unctio.

2. Probablement à cause de la ville de Fescennium, où ces poésies prirent naissance.

Repas, emploi du jour

Les Romains n’avaient pas réglé comme nous les divisions du jour sur les oscillations du pendule; leur principale division, mobile comme les saisons, consistait dans la distinction du jour et de la nuit. Ainsi, du lever au coucher du soleil, ils faisaient toujours douze heures, d’où il résulte que les heures de l’été étaient beaucoup plus longues que celles de l’hiver: midi restait le seul point invariable (meridies). Il était même d’usage, à cause de la difficulté, de compter heure par heure1, et l’on partageait plus ordinairement le jour en quatre parties: la première, qui finissait à la troisième heure, s’appelait manè, le matin; la seconde était désignée par ces mots: ad meridiem; la troisième par ceux-ci: de meridie (l’après-midi) ou tempus occiduum; la quatrième, enfin, s’appelait suprema tempestas, la fin du jour.

La nuit, c’est-à-dire le temps qui s’écoulait depuis le coucher jusqu’au lever du soleil, était de même coupée en quatre parties, qu’on appelait veilles (vigiliae). Minuit (media nox) formait aussi l’intersection invariable: deux veilles avant, deux veilles après. Au reste, l’incertitude n’existait qu’aux points intermédiaires de la seconde et de la quatrième veilles; aussi le langage ne les précisait jamais, et nous voyons toujours dans les auteurs : ad secundam, ad quartam vigillam, vers la seconde veille, vers la quatrième.

Les anciens Romains, célèbres par leur frugalité, ne faisaient que deux repas: cena à midi, vesperna le soir.

Mais l’abondance et le luxe amenèrent bientôt d’autres usages. Cena, qui était le repas solide, celui où l’on invitait ses amis, fut transporté au soir, après les affaires finies: il répondait alors à notre dîner actuel.

Avant midi, on fit un repas assez substantiel, semblable à notre déjeuner, et nommé prandium.

Puis les exercices du matin, la nécessité, pour beaucoup de citoyens, de parler en public, fit rompre le jeûne dès son lever : on prit, avant de sortir, une légère collation, qu’on nomma jentaculum.

Ces trois repas pouvaient suffire et suffisaient en effet; mais il arrivait souvent, les jours d’invitations, que le repas du soir, cena, commençait tard : alors on goûtait, et ce goûter s’appelait merenda.

D’autres fois, les raffinements du luxe faisaient sacrifier le cena, qu’alors on avançait d’une ou deux heures, à un festin nocturne qui devait se prolonger fort avant dans la nuit. Ce repas s’appelait comissatio; mais il faisait exception dans les moeurs ordinaires, et on le regardait comme une débauche.

Les trois premiers repas, jentaculum, prandium, merenda, se prenaient en particulier ou en famille; le premier ne consistait que dans quelques bouchées de pain trempées dans du vin mêlé de miel (mulsum).

On réservait la dépense et l’appareil pour le repas du soir. Il était fort rare qu’un citoyen tant soit peu aisé mangeât seul à ce repas; indépendamment des amis qu’il invitait, il avait à sa table trois sortes de parasites, que sa clientèle lui fournissait : les ombres, c’étaient ceux que l’invité pouvait amener avec lui; les mouches, ceux qui venaient d’eux-mêmes; les flagrions, convives des derniers rangs, qu’on appelait ainsi parce que les valets pouvaient les chasser à coups de fouet (flagrum).

Nous avons dit les dispositions des salles à manger; chaque lit ne pouvait contenir que trois convives; la place d’honneur était au milieu du lit, et la seconde place à gauche. On se tenait à demi-couché, le coude gauche appuyé sur les coussins qui bordaient le lit du côté de la table, les jambes allongées obliquement derrière le voisin, de sorte que la tête du dernier (imus) était à la hauteur de la poitrine du second (medius), qui lui même avait la sienne à la hauteur de la poitrine du premier (summus). Cette position devait être souverainement incommode, malgré les coussins dont on soutenait son bras et ses reins, et se prêtait fort peu aux agréments de la conversation, puisque tous se tournaient le dos. On prenait du reste toutes les précautions possibles pour en atténuer les inconvénients. Avant le repas, on ôtait ses chaussures, on se lavait, on mettait des sandales (soleas); on parfumait ses cheveux et on les couronnait de rieurs ou de bandelettes odorantes. Chacun apportait sa serviette, ce qui donnait lieu à une grande rivalité de luxe.

Nous n’entrerons pas dans les détails tant de fois répétés de la gastronomie romaine; les festins de ce peuple sont gigantesques comme ses monuments, et tiennent, d’ailleurs, une place trop grande dans leur littérature pour que nous ayons besoin d’expliquer ce qu’ils ont pris tant de plaisir à nous raconter eux-mêmes; nous renvoyons à Horace, à Macrobe, à Pétrone, à Athénée, à Philon, en général à tous leurs écrivains, si l’on veut connaître les raffinements de cette monstrueuse gourmandise, qui appelait sur les tables romaines les produits de toutes les mers, de toutes les terres connues. Ce devait être un bien important personnage dans une maison que le cuisinier (archilriclinus).

Nous nous contenterons de quelques détails d’usage journalier.

On commençait par tirer au sort le gouvernement de la table et nommer le roi du festin (rex ou magister); celui-ci prescrivait le nombre de coupes qu’il fallait vider et de coups qu’on devait boire.

Le repas se composait de trois services : pendant le premier, on ne buvait que du vin miellé (mulsum), dans de petites coupes (calices); on mangeait alors des huîtres et toutes sortes de coquillages, des oeufs, des olives, des laitues, du boudin (lucanicus) et quelques poissons légers et délicats.

Le second service se composait de mets solides, parmi lesquels le gibier tenait le premier rang. Le luxe consistait à servir les animaux tout entiers. Les Romains faisaient grand cas de la lamproie, du turbot, du sanglier, du paon, et s’attachaient surtout à produire sur leurs tables les oiseaux les plus rares. Pendant ce service, on buvait les vins d’Italie, le Cécube, !e Falerne, le Calène, le Formies : ces vins étaient conservés dans des amphores (ampliorae), que l’on cachetait avec de la cire ou de la poix, et sur le bouchon desquelles (cortex) on inscrivait la date, c’est-à-dire le nom des consuls. On versait ces vins dans des cratères (craler), où on les puisait avec des coupes (cyathi); mais, auparavant, on en versait un peu dans une patère (patera) pour faire sur la table une libation aux dieux. Entre chaque service, on lavait la table avec des éponges mouillées.

Le troisième service consistait en fruits et en pâtisseries; on apportait alors des coupes plus grandes, à forme allongée (scyphus), et l’on buvait les vins étrangers, ceux de Grèce et d’Asie. Ces vins étaient conservés dans des cruches à deux anses (diotoe), faites à Samos, et portant diverses inscriptions pour provoquer à boire : sur les unes, on lisait sitio, j’ai soif; sur les autres, bibe, bois, etc.

En général, on buvait tiède quand on mélangeait son vin : c’était de l’eau chaude qu’on y versait; mais le luxe consista plus tard à mêler, au contraire, de la glace au vin quand on le buvait pur.

Les lois somptuaires essayèrent souvent de remédier aux dépenses effroyables des repas. Celle de Licinius fixait les sommes qu’on pouvait employer pour sa table, et limitait la quantité de viande et de poisson qu’on pouvait manger, laissant du reste toute la latitude possible en ce qui concernait les produits du sol (terra nata); mais on trouvait moyen d’éluder toutes ces lois, et cette dernière, entre autres, ne servit qu’à perfectionner l’art d’accommoder les légumes. Il faut lire dans les lettres de Cicéron celle où il se plaint d’une violente indisposition qu’il ressent pour avoir mangé de ces légumes avec trop de confiance au repas augural de Lentulus.

1. Le premier cadran solaire fut apporté, à ce que dit Pline, l’an 461 de Rome (293 av. J.C.), par L. Papirius Cursor, douze ans avant la guerre de Pyrrhus. On l’adapta au temple de Quirinus. Le consul M. Valerius Mas. en apporta un second de Catane, en 491 (263 av. J.C.). Ce dernier fut placé sur le Forum. Les cadrans solaires ne se multiplièrent qu’au temps de Plaute, qui mourut en 670 (84 av. J.C.). Mais on employait les clepsydres, ou horloges d’eau : on en attribuait l’invention à Scipion Nasica.

Les funérailles

Chez tous les peuples, la cérémonie des funérailles se rattache plus que toute autre aux croyances religieuses, aux doctrines philosophiques, puisque la mort est le grand secret de la nature. Or, on ne s’est peut-être pas assez mis en peine d’expliquer les idées romaines à ce sujet.

Le dogme d’une autre vie, naturel à l’homme, entrait certainement dans les croyances populaires des Romains; leurs superstitions mêmes en font foi, et leur mythologie repose presque tout entière sur la pensée de l’immortalité de l’âme.

Mais qu’entendaient-ils par cette immortalité ? Ici, il importe de bien séparer les idées du peuple et celles des philosophes; et, sous ce nom de philosophes, nous comprenons tous ceux qui méditaient sur cette matière.

Dans l’opinion vulgaire, commune d’ailleurs aux habiles comme au peuple, il y avait dans le corps, matière inerte et destructible, un principe de vie, anima : ce mot ne voulait pas dire autre chose; mens était la faculté intelligente; animus, le principe du sentiment : mais il n’entrait pas dans l’esprit du vulgaire de faire de ces deux puissances des êtres à part, ou de les réunir en une seule. Après la mort, pour eux, c’en était fait de ces deux principes; mais l’anima survivait, et soit qu’elle s’endormît dans le tombeau (animamque sepulcro condimus), soit qu’elle passât dans d’autres corps, soit qu’elle demeurât dans les lieux bas (inferi), on la concevait distincte du corps et capable de vivre après lui. Puis l’imagination, qui ne peut se contenter d’une croyance sans formes, se figurait qu’après la mort il existait une sorte de représentation exacte, complète, vivante de l’individu, un fantôme, un simulacre (lenuis sine cor pore vita), qu’on appelait ses mâne. Ce spectre sentait, pensait, parlait par souvenir, vivait par la joie ou la souffrance dans le séjour des ombres, quelquefois pouvait revenir sur la terre, parcourir les lieux et revoir les personnes qu’il avait aimés.

Quand la philosophie de la Grèce eut apporté à Rome ses découvertes, ses sublimités et ses folies, ses discussions et son scepticisme, les avis et les croyances se partagèrent, suivant les doctrines que l’on embrassa. Sans entrer dans les innombrables disputes qui résultèrent de ce chaos, nous pouvons dire que les penseurs de Rome se partagèrent en deux camps sur la question de l’autre vie.

Les uns ne crurent à rien, appelèrent le dogme de l’autre vie une superstition populaire, et adoptèrent toutes les conséquences pratiques de cette dénégation; les plus sages d’entre eux se contentèrent de douter.

Les autres, convaincus que si quelque chose doit survivre en nous, firent remonter après la mort vers la source éternelle de la vie et de la pensée, ce qu’on appelait animus, mens. Les avis se partagèrent sur la destinée ultérieure de cette intelligence, mais tous la proclamaient impérissable. Ils réservèrent leurs doutes pour la seconde vie de cet autre principe, qu’on appelait anima; et comme on ne pouvait voir en lui que la force vitale, le souffle animal, toutes les analogies semblèrent leur prouver qu’il s’éteignait avec le corps. C’est dans cette pensée seulement que Tacite s’écriait : Si quis piorum manibus locus, si ut sapientibus placet, non cum cor pore extinguuntur magnae animae, car le sage écrivain ne doutait pas de l’immortalité de l’âme, et il écrivait quelques lignes plus bas, forma mentis aeterna.

Nous avons cru cette digression utile pour faire comprendre, non seulement les coutumes, mais aussi une foule de passages et d’expressions dont les écrivains de Rome surabondent, surtout dans le beau siècle de la littérature latine.

Lorsqu’un Romain mourait, le plus proche de ses parents, parmi les assistants, devait aspirer, pour ainsi dire, son dernier souffle et recueillir son âme (anima) qui s’exhalait; puis, on lui fermait les yeux et on l’appelait, tous ensemble, quatre fois (conclamatio); si c’était un personnage de distinction, on faisait sonner quatre fois aussi dans la maison les buccines et les trompettes.

Ensuite on se rendait au temple de Libitine, sur l’autel de laquelle on déposait une pièce de monnaie; là était l’administration des pombes funèbres; là, selon le rang du défunt et sa fortune, on réglait, à prix d’argent, les dépenses des funérailles.

Des poltinclores venaient laver le corps et le parfumer, car le pauvre comme le riche devait rester exposé avant de recevoir les honneurs de la sépulture ou du bûcher. Ce dernier mode de funérailles était, au reste, réservé pour les personnages de distinction; on enterrait les pauvres dans les puliculi, près de la porte Esquiline. Ces sortes de cérémonies devant être fort simples, nous allons faire connaître ce qui se pratiquait dans les funérailles d’un ordre plus élevé.

Le mort devait rester exposé pendant sept jours sous le vestibule de sa maison, près de la porte, couché sur un lit de parade, couronné de fleurs, revêtu de sa plus belle toge, et les pieds nus hors du lit. Pendant ce temps la maison restait ouverte à tout le monde : une branche de cyprès, plantée devant la porte, avertissait le grand pontife de ne pas entrer.

Les sept jours passés, un crieur public (proeco) annonçait les funérailles par la ville, avec cette formule: Exequias n. quibus est commodum ire jam tempus est, ollus ex oedibus effertur.

A l’heure fixée, le cortége funèbre se mettait en marche, et l’on s’avançait dans l’ordre suivant:

L’officier des funérailles, designator, espèce de maître des cérémonies, qui fixait à chacun son rang;
Un joueur de buccine, suivi de plusieurs joueurs de flûtes; la loi des Douze-Tables défendait qu’il y en eût plus de dix;
Les pleureuses, qu’on appelait proeficae (quia proeficiebantur), qui donnaient le signal et réglaient la durée et l’étendue des lamentations;
L’officier des funérailles, designator, espèce de maître des cérémonies, qui fixait à chacun son rang;
Les clients du défunt, portant des torches;
Les affranchis, vêtus de deuil et coiffés du pileus;
Les licteurs, si le défunt avait exercé quelque grande magistrature;
Ses esclaves, portant les marques de distinction dont il avait joui pendant sa vie, ses couronnes, sa chaise curule, ses armes;
Les images des ancêtres attachées à de longues piques;
Le feretrum, lit funèbre, porté par de nobles citoyens si le défunt était illustre, par des officiers de Libitine, nommés vespilliones, s’il n’avait été qu’un citoyen ordinaire;
Ses fils et ses parents, vêtus de deuil (in toga pulla); les fils avaient la tête voilée;
Enfin, la foule des spectateurs, à la tête de laquelle on voyait quelquefois, usage bizarre, un mime qui représentait le défunt, vêtu comme lui, et affectant de l’imiter dans ses moindres gestes.

Ce cortège se rendait au Forum; là on déposait le corps au pied des rostres; un des plus proches parents montait à la tribune et prononçait l’oraison funèbre.

Puis on se rendait au Champ-de-Mars, la loi des Douze-Tables défendant qu’on enterrât ou qu’on brulât les corps dans l’intérieur de la ville; les vestales seules avaient ce privilége, que l’on accorda aussi deux ou trois fois à d’illustres citoyens.

Le bûcher s’élevait au Champ-de-Mars, dans une enceinte consacrée à cet usage. Ce bûcher était fait de bois de chêne très mince, fendu, et qui devait n’avoir encore servi à rien. On y mêlait de la poix, de la résine, des feuilles de papyrus, et on l’arrosait d’essences.

On y plaçait le corps, qu’on avait soin auparavant d’envelopper d’amianthe pour que les cendres ne se mêlassent pas à celles du bûcher. Quelquefois on coupait un doigt au mort pour l’enterrer à part.

Alors on lui ouvrait les yeux, on lui donnait le dernier baiser, et le plus proche parent mettait le feu au bûcher en lui tournant le dos. Dès que la flamme brillait on jetait dedans les vêtements et les armes du mort; ses amis souvent y jetaient leurs toges. Pendant que le bûcher brûlait, on l’arrosait du sang des victimes qu’on immolait auprès, et, comme ce sang ne suffisait pas encore, près de là, des gladiateurs combattaient en l’honneur du défunt.

Le corps brûlé, on en recueillait les cendres qu’on enfermait dans une urne d’or, après les avoir lavées avec du vin et du lait. Le prêtre sacrificateur aspergeait alors trois fois les assistants avec l’eau lustrale, et la première pleureuse prononçait ces mots : I, licet; puis, on appelait trois fois le mort, trois fois on lui disait adieu, vale, et l’on ajoutait: « Nous te suivrons à notre tour quand la nature le permettra: Nos te ordine, quo natura permiserit, sequemur ».

Ensuite on se rendait au monument (sepulcrum) pour y déposer l’urne funèbre. Ce monument, dont l’emplacement était toujours désigné et consacré par les augures, était, soit au Champ-de-Mars, soit au bord d’une grande route, soit dans une des propriétés du défunt.

La journée finissait par un festin : on distribuait de la viande au peuple quand on ne pouvait pas lui donner des repas. Cette distribution s’appelait visceratio.

Neuf jours après, nouveau festin, dit novemdiale; le dixième jour, enfin, on purifiait la maison en allumant, dans les principaux appartements, un grand feu, par dessus lequel devaient sauter tous ceux qui habitaient le logis. Cette cérémonie, accompagnée aussi de largesses faites au peuple, s’appelait denicale.