Le Dictateur

A la tête des magistratures exceptionnelles nous devons placer la dictature, parce que l’usage assez fréquent qu’on en fit la rattacha, en quelque sorte, à la constitution.

La dictature, sous la république, était un despotisme institué pour quelques mois, et exercé pendant quelques jours.

Le dictateur avait droit de vie et de mort; dès qu’il entrait en fonctions, toute autre magistrature était sans pouvoir, à l’exception des tribuns du peuple; tout droit suspendu, hormis celui d’appel au peuple. Vêtu de la robe de pourpre, le sceptre d’ivoire à la main, précédé de vingt-quatre licteurs, avec la hache dans les faisceaux, le dictateur régnait; Rome devenait un camp.

On conçoit que cette magistrature, si peu en harmonie avec les intérêts démocratiques, n’aurait jamais pris naissance après les développements du pouvoir populaire; aussi, nous la voyons imaginée par le sénat vers l’an 252 de Rome (501 av. J.C.), c’est-à-dire avant l’établissement des tribuns, et quelque temps après l’expulsion des rois dans un intérêt tout national, et pour déjouer les dernières tentatives de la cause royale. On s’étonne même de voir plus tard le sénat appeler quelquefois cette magistrature à son secours pour comprimer les agitations populaires. Mais il faut remarquer que dans ces cas-là, d’ailleurs fort rares, on avait soin de ne conférer la dictature qu’à d’illustres citoyens, entourés du respect et de l’amour du peuple; que ces citoyens usèrent toujours alors de la plus grande modération dans leurs actes, et n’employèrent que l’ascendant d’un appareil fait pour frapper les imaginations; enfin, que jamais ils ne gardèrent ce terrible pouvoir plus de quelques jours, bien qu’il fût conféré pour six mois; et pourtant, malgré toutes ces précautions, la dictature était odieuse au peuple. Aussi la voyons-nous disparaître de la constitution cent vingt ans avant Sylla, qui ne l’y ramena que par la violence. Pendant cet intervalle, le sénat avait cessé de recourir à ce moyen extrême : il y suppléait adroitement par une formule qui conférait momentanément aux consuls un pouvoir illimité : que les consuls veillent à ce que l’Etat n’éprouve aucun dommage. (Fideant consules, ne quid res publica detrimenti capiat).

Au reste, plus d’une fois la dictature sauva la république: dans les moments de crise extérieure, lorsque l’ennemi était aux portes de Rome, la nation découragée, l’esprit des alliés inquiet et incertain, la création d’un dictateur donnait à tous le signal de l’enthousiasme et l’ordre absolu des plus grands sacrifices. Ce pouvoir immense, en dehors de toutes les lois humaines, semblait descendre du ciel avec l’autorité des dieux protecteurs du Capitole. Le mystère même dont on entourait la nomination ajoutait au prestige : le sénat ordonnait le choix d’un dictateur, et, sur le champ, le consul en charge convoquait les augures dans sa maison, pendant la nuit, et après une cérémonie religieuse, à laquelle personne n’était admis, il nommait, de sa seule volonté, et comme par l’inspiration des dieux, le dictateur. Rome libre se réveillait esclave.

Soit par un principe religieux, soit pour accoutumer le peuple à l’apparition de cette puissance extraordinaire, le sénat créait quelquefois un dictateur, uniquement pour rehausser, par la majesté du président, l’éclat de certaines cérémonies. Ainsi pour diriger les grands jeux du Cirque, ainsi pour régler les féries latines, à la suite de divers prodiges qui avaient inquiété l’Italie, ainsi pour enfoncer le clou sacré dans le temple de Jupiter, après une épidémie. On voit qu’il entrait dans la politique du sénat d’associer toujours à la dictature les grandes idées de la religion, de la majesté du nom romain, du salut de la patrie.

Cette magnifique autorité avait aussi ses entraves: par une loi bizarre, le dictateur ne pouvait monter à cheval, que sur la permission des comices. Dès sa nomination, il devait se choisir un magister equitum, (Maître de la cavalerie) que nous avons nommé, assez mal à propos, Général de la cavalerie. Le dictateur lui-même était nommé magister populi, maître du peuple: son subordonné était appelé Maître des chevaliers. Du reste, le dictateur était libre dans son choix, et il exerçait sur ce magistrat, bien qu’il eût six licteurs et la prétexte, la même autorité absolue que sur les autres citoyens.

On ne voit dans l’histoire qu’un seul cas où ces deux magistrats furent créés par le peuple. Ce fut après la bataille de Trasimène, encore Tite-Live a-t-il bien soin de faire remarquer que le consul était absent, qu’on ne pouvait lui faire parvenir de message, et que le peuple, en choisissant Fabius Maximus et Minucius, nomma le premier, non pas dictateur, mais prodictator. Adremedium jamdiu neque desideratum, nee adhibitum, dictatorem dicendum, civitas confugit : et quia et consul aberat, à quo uno dici posse videbatur; nec per occupatam armis punicis Italiam facile erat aut nuntium, aut lilteras mitti; nec dictatorem populus creare poterat, quod numquam ante eum diem factum erat; prodictatorem populus creavit Quintus Fabium Maximum, et magistrum equitum Marcus Minucium Rufum (liv. 22, ch. 6).