Les jeux publics

Il y avait deux sortes de jeux, les jeux du cirque (circenses) et les jeux scéniques (scenici). Les premiers datent du berceau de Rome, leur origine tient à la nature même du peuple romain, leur caractère est tout national; les autres furent importés, soit qu’on les envisage dans tous leurs développements dramatiques et tels que le génie de la Grèce les inspira au génie latin, soit qu’on remonte aux farces grossières des baladins toscans.

Quoi qu’il en soit, ces deux sortes de jeux étaient pour le peuple l’objet d’une passion effrénée, et il ne fallait rien moins que la conquête du monde pour satisfaire aux dépenses extraordinaires qu’ils exigeaient.

Jeux du Cirque, Gladiateurs

Les premiers Romains s’exerçaient à des jeux guerriers sur les bords du Tibre, dans une enceinte fermée, d’un côté, par un contour du fleuve, de l’autre par une barrière de piques plantées en terre.

La construction du grand Cirque (Circus maximus), situé au pied du Palatin, était, comme tous les vieux monuments de Rome, attribuée au règne brillant des Tarquins. Mais, sans doute, ce vaste amphithéâtre reçut de nombreux accroissements, et fut bien exhaussé par la suite; il contenait, dit-on, cent cinquante mille personnes: il faut avoir vu les arènes de Nîmes, l’amphithéâtre d’Arles et le Colisée de Rome, pour se faire une idée de ces gigantesques monuments, qui devaient être encore beaucoup trop étroits pour l’énorme multitude qui se pressait, avide de spectacles, autour de leur enceinte : de larges portiques, des voûtes profondes y donnaient accès de tous côtés, et fournissaient de larges issues pour l’écoulement des flots populaires; de vigoureux piliers, décorés de sculptures, d’armes, de trophées, en soutenaient les étages, que garnissaient des rangs de sièges disposés les uns au-dessus des autres, de manière que chacun pût voir, par-dessus les têtes de ses voisins, jusqu’au fond de l’arène; encore le pourtour supérieur des murs, par sa grande largeur, son plan incliné et les barrières de fer qui le bordaient, supportait-il une couronne immense de spectateurs.

La forme du Cirque était ovale : au fond s’étendait l’arène, ainsi nommée parce qu’elle était sablée (arena, sable); autour régnait une sorte de terrasse élevée de douze pieds, et nommée le podium. Là siégeaient, le sénat, les magistrats, les ministres de la religion, les vestales; et, à la place d’honneur, sur un siège élevé, celui qui donnait les jeux; les quatorze degrés après étaient réservés aux chevaliers; le reste appartenait à tout le monde. Les besoins du luxe, le désir de plaire au peuple avaient amené successivement des améliorations dans les dispositions intérieures : ainsi, tous les bancs étaient couverts de coussins garnis de joncs hachés pour la multitude, de bourre de laine pour l’aristocratie. Des distributions de rafraichissements circulaient sous les portiques. Un double canal, qui communiquait avec le Tibre, faisait écouler dans le fleuve les eaux du Cirque, et amenait au Cirque celles du fleuve: de sorte qu’on y entretenait la fraîcheur par des rigoles, des jets d’eau, des cascatelles; et que, dans les grandes occasions, on pouvait, grâce au podium, faire de l’arène un lac, et donner au peuple la représentation d’un combat naval. Le podium avait, du reste, deux ouvertures à ses extrémités opposées: l’une servait pour lâcher dans l’enceinte les combattants, hommes et bêtes; l’autre pour emporter les morts. Toutes deux communiquaient à des souterrains; dans un de ces souterrains était, comme nous l’avons dit ailleurs, l’autel du dieu Consus. Tout au haut du Cirque, on voyait l’image du soleil.

Les jeux du Cirque étaient de plusieurs sortes.

Les uns consistaient en exercices de force ou d’adresse, comme le saut, la course, la lutte, le ceste, le pugilat. Ce dernier jeu répondait exactement, dans tous ses excès, aux combats des boxeurs anglais. Le ceste y ajoutait le danger d’un gantelet garni de clous et de lames de fer.

Les autres jeux étaient des spectacles brillants: des courses de chars, des manoeuvres de cavalerie : on appelait ces dernières jeux troyens; on peut en voir la description dans Virgile (Enéide). Puis venaient les naumachies ou luttes navales : celles-ci étaient rares, parce que l’appareil qu’elles demandaient coûtait des sommes prodigieuses.

Quand Rome eut subjugué l’Afrique et l’Asie, alors le Cirque fut ouvert aux bêtes féroces: ce fut à qui, pour plaire au peuple, ferait venir à grands frais lions, tigres, léopards, panthères, pour donner l’attrayant spectacle d’animaux se déchirant les uns et les autres, ou, ce qui valait bien mieux encore, déchirant de malheureux esclaves : car, il faut le dire, toute la pompe de ces représentations n’était, pour les Romains, qu’un passe-temps sans intérêt, un prélude, bon tout au plus pour satisfaire une puérile curiosité : tant que le sang humain ne coulait pas, tant que l’image de tout ce que la guerre a d’horrible n’avait pas frappé les regards, les coeurs restaient froids, les voix silencieuses. Pour qu’un éclair de joie brillât sur ces milliers de visages, pour que les cris éclatassent de toutes parts, pour que les mains bondissent, pour que le Cirque entier semblât s’animer et frémir au bruit des applaudissements, il fallait des gladiateurs.

Les gladiateurs étaient des captifs faits à la guerre, des esclaves achetés pour cet usage, ou, ce qui étonne, des misérables qui se vendaient eux-mêmes pour remplir ces hideuses fonctions. Ceux-ci étaient fiers de leur condition, ils méprisaient les autres, orgueilleux de donner librement leur sang et leur vie pour l’amusement du peuple-roi. La seule chose qui tempère cette horrible extravagance, c’est que l’engagement avait ses limites comme l’obligation : après trois ans de service, tous étaient libres de droit. Alors ils recevaient en cérémonie une épée de bois, signe d’honneur et d’affranchissement qu’ils consacraient sur l’autel d’Hercule. Mais combien peu atteignaient ce terme! Et encore combien n’en voyait-on pas qui, après l’avoir atteint, revendiquaient, dans les occasions solennelles, la gloire de rentrer dans l’arène, pour tuer quelque ancien camarade, ou mourir avec éclat au bruit des applaudissements!

Les gladiateurs étaient réunis dans des maisons appelées ludi où on les instruisait en commun. Il est inutile de dire qu’on les y nourrissait fort bien : on avait besoin de leur santé et de leur vigueur. Ils apprenaient là tous les exercices du métier, toutes les ruses du combat, et l’art de mourir avec grâce aussi bien que celui d’égorger avec adresse. Les directeurs de ces maisons s’appelaient lanistae: il y en avait dans les principales villes d’Italie voisines de Rome.

Chaque gladiateur avait comme nom, le nom de son pays : Syrus, Thrax, Gallus, etc.; ceux du même pays étaient distingués entre eux par des nombres.

On les divisait en plusieurs classes, selon les usages auxquels on les destinait; ainsi on comptait parmi eux:

1° Les Thraces; ceux-là combattaient nus, armés seulement d’un glaive et d’un petit bouclier;
2° Les homoplaques, armés de toutes pièces;
3° Les dimachaires, qui se battaient tenant un poignard de chaque main;
4° Les laquéaires, qui n’avaient pour toute arme qu’un noeud-coulant, dont ils tâchaient d’étrangler leur adversaire;
5° Les mirmillons et les rétiaires, toujours accouplés: le mirmillon, vêtu d’une tunique courte, à la mode gauloise, armé d’un bouclier et d’un glaive recourbé, portait en outre un casque à visière surmonté de l’image d’un poisson; le rétiaire, son ennemi, tenait d’une main un trident, de l’autre un filet (rete), dont il cherchait à envelopper la tête du mirmillon, en lui chantant toujours: Non te peto, piscem peto. S’il pouvait le surprendre, il l’abattait et le perçait de son trident : c’était à l’autre à le prévenir;
6° Les andabates, qui combattaient à cheval et les yeux bandés;
7° Les essédaires, qui se battaient sur des chars;
8° Les bestiaires, ceux qu’on livrait aux bêtes, et qui devaient disputer leur vie contre les tigres et les lions.
9° Les bustuaires, qui versaient leur sang autour des bûchers funèbres;
10° Les Samnites, ou gladiateurs pour rire: ces derniers étaient appelés dans les festins seulement, et ne faisaient que figurer des combats pour amuser les convives; mais c’était le rebut des autres, qui leur témoignaient le plus profond mépris.

Les gladiateurs, à leur entrée dans le Cirque, devaient faire le tour du podium, et passer en revue devant celui qui donnait les jeux, puis ils préludaient par un combat avec des épées de bois. A un signal de la trompette, on échangeait ces épées contre des armes réelles, et le sang coulait.

Lorsqu’un combattant était blessé, les spectateurs applaudissaient en criant: « Habet! » il en tient ! Si l’un d’eux succombait, l’adversaire lui mettait le pied sur la gorge, et attendait la décision de l’assemblée. Tous les bras s’étendaient alors: si les mains restaient fermées, le peuple faisait grâce; si le pouce s’allongeait, c’était l’arrêt de mort; le moindre signe de faiblesse ou la moindre maladresse de la part du vaincu déterminait sa condamnation. Les qualités, au contraire, qu’il avait déployées en combattant, ou ses bravades au moment suprême, pouvaient lui sauver le coup mortel; car, il ne faut pas s’y tromper, l’humanité n’entrait pour rien dans cette disposition populaire : si l’on épargnait un gladiateur, c’est parce qu’il avait plu, c’est parce que sa conservation promettait de nouveaux plaisirs.

Il y avait cependant encore quelques âmes privilégiées dont le bon sens, sinon la pitié, repoussait ces horreurs. « Quel plaisir un homme de goût peut-il trouver », écrivait Cicéron1, « à voir une faible créature humaine déchirée par un vigoureux animal, ou un bel animal percé d’un coup de pieu? » Quoe potest homini esse polito delectatio, cum aut Ivomo imbecillus a valentissima bestia laniatur, ant proeclara bestia venabulo transverberatur? Mais remarquons que le grand homme n’en fait qu’une question de goût; que lui-même avait assisté souvent à de pareils spectacles, et que ce qu’il reproche le plus à ceux de Pompée, c’est de ne rien présenter de neuf; car il ajoute: « Si pourtant il faut voir tout cela, tu l’as vu souvent; et moi, qui assistais à ces derniers spectacles, je n’y ai vu rien de nouveau. » Quoe tamen, si videnda sunt, soepe vidisti; neque nos, qui haec spectavimus, quidquam novi vidimus.

1. Cicéron à M. Marius, lettr. famil., liv. 7, lettre lre

Jeux scéniques

Les jeux scéniques, ou représentations théâtrales, sont aussi d’une haute antiquité. Ce genre de spectacle, où l’on reproduit soit les événements importants, soit les actes de la vie commune, est d’ailleurs tellement dans la nature, qu’on le retrouve dans toutes les sociétés humaines : il serait donc impossible d’en trouver l’origine à Rome. Il paraît cependant que ces jeux y furent apportés par les Osques, qui, sur des tréteaux dressés à la hâte, et couverts, pour toute décoration, de branchages entrelacés, amusaient le peuple par des parades. Ces farces, nommées atellanes, du nom de la ville d’Atella, qui sans doute fournit ces premiers histrions, n’étaient que des improvisations burlesques enchaînées sans art dans un cadre arrêté d’avance, et assez semblables aux dialogues que nos saltimbanques appellent les bagatelles de la porte. La première place venue et quelques planches suffisant pour ces représentations, Rome n’avait pas besoin de théâtres.

Alors il fallut des théâtres. Le premier qu’on vit fut élevé par Mummius, après la prise de Corinthe; mais il n’était que temporaire. Scaurus, pendant son édilité, en construisit un magnifique, dont la scène se déployait au milieu d’une décoration de trois cent soixante colonnes. Curion en imagina un autre dont la scène, roulant sur elle-même en deux compartiments, pouvait s’allonger de chaque côté, et former, avec le reste de la salle, un cirque pour les combats de gladiateurs. Le théâtre de Pompée, le plus beau qu’on eût vu, fut bâti tout en pierres de taille, sur le modèle de celui de Mytilène, qui avait étonné le vainqueur de Mithridate.

Les théâtres, quoique beaucoup plus vastes que les nôtres, puisqu’ils devaient contenir un peuple immense, étaient cependant construits dans le même système d’un côté, la scène (scena); de l’autre, la salle (cavea). La scène se divisait en trois parties : scena, la scène proprement dite; c’était le fond, plus élevé que tout le reste; là se déployaient les décorations, presque toujours uniformes et conventionnelles: par exemple, pour la tragédie, un palais; pour la comédie, une place publique; pour les atellanes ou autres farces, une campagne ou une hôtellerie. Au-dessous et devant, le pulpitum, l’espace où les acteurs jouaient; un peu plus bas encore, le proscenium, où l’on exécutait, pendant les entr’actes, des danses, des chants ou des parades; un rideau (auloeum) séparait le proscenium du pulpitum.

Puis s’étendait l’orchestre, destiné aux sénateurs et aux vestales; puis tous les bancs de la salle, disposés comme au Cirque, et que leur forme, vu que la salle allait s’élargissant, avait fait nommer coins (cunei); il y en avait neuf à chaque étage. Les femmes occupaient les bancs les plus élevés, derrière les hommes.

Ajoutez à cette distribution générale tous les embellissements, tous les agréments dont nous avons parlé au sujet du Cirque. Mais ici, d’une part, à cause des proportions moins grandes de l’édifice; de l’autre, en raison de l’objet même des représentations, la vanité des donneurs de spectacles trouvait à déployer plus de faste et de magnificence. Ainsi on faisait couvrir de toiles le théâtre entier, pour repousser les rayons du soleil; ainsi l’or, l’ivoire, le marbre, le porphyre étincelaient sur la scène au milieu des plus riches tableaux, des plus belles statues, trésors ravis aux nations conquises; là, enfin, comme chez nous, la mise en scène et l’art du machiniste et du décorateur ne tardèrent pas à étouffer l’art dramatique sous le vain prétexte de le faire valoir. A quoi servaient les beautés du dialogue, que pouvaient-elles devenir dans une représentation où l’on couvrait la scène de chars, d’éléphants? où, pour figurer le butin fait à Troie (dans la Clytemnestre d’Atlius), on faisait passer sous les yeux du peuple tout le butin enlevé dans la guerre des pirates? Où, enfin, on voyait le cheval de Troie (Tragédie de Livius Andronicus) vomir de ses flancs trois mille guerriers? La pauvre poésie n’avait plus de place au milieu de cet appareil et de ce fracas.

Aussi la tragédie ne vécut pas longtemps; elle ne tarda pas à se réfugier dans le cabinet du poète et dans les conférences du temple d’Apollon, c’est-à-dire qu’elle se perdit en pompeuses déclamations et en vaines lectures.

La comédie n’eut pas si vite le même sort: elle avait adopté le manteau grec pour représenter les moeurs romaines. Plaute, par sa mordante causticité, Térence, par son spirituel atticisme, retinrent longtemps les spectateurs. Mais, en littérature comme en politique, du moment qu’on ose trop on perd tout. On voulut trancher dans le vif et appeler les choses par leurs noms : au lieu des fabulae palliatae, comédie à manteau grec, on fit des comédies romaines (fabulae togatae). D’abord elles attaquèrent les vices populaires, et s’appelèrent tabernariae; puis elles s’élevèrent plus haut, elles furent proetextatae, trabeatae, c’est-à-dire qu’on risqua sur la scène des magistrats et des triomphateurs. Alors une licence effrénée s’empara du théâtre, et le fleuve remonta vers sa source; on était revenu aux atellanes; mais aux atellanes écrites, réfléchies, mordantes, vraie et seule comédie possible dans les guerres civiles. Sylla favorisa ce genre, et l’on dit que lui-même s’en fit, par des compositions secrètes, un moyen de vengeance secondaire contre ceux qu’il n’osait proscrire.

Sous Jules-César, on tomba plus bas encore : les mimes, qui jusque-là n’avaient occupé que les intermèdes, franchirent le pulpitum, et représentèrent directement les hommes et les choses qu’ils voulaient livrer à la risée populaire; on conçoit sans peine que lorsque, pendant toute une matinée, ces satyres insolentes et licencieuses avaient diverti la population de Rome, la tragédie de l’après-midi ne pouvait faire quelque impression qu’à force de cortège, de mulets et d’éléphants.

Car ces grands spectacles qu’on donnait au peuple duraient du matin au soir, et pendant plusieurs jours; la matinée était consacrée aux farces (communes ludi), de manière que les gens graves et occupés pouvaient vaquer à leurs affaires; le reste du jour aux pièces sérieuses et aux pompeuses représentations.