Marius (120-101 av. J.C.)

Jugurtha (120-111 av. J.C.)

Un prince numide, Jugurtha, semblait avoir hérité de l’indomptable courage et de l’ambition de son aïeul, Massinissa. C’était le meilleur cavalier de l’Afrique et nul n’attaquait le lion avec plus d’ardeur; personne aussi n’avait moins de scrupules. Elevé par son oncle Micipsa, il le força de lui laisser, quand il mourut, une part de son royaume, quoique Micipsa eut deux fils. De ces deux princes Jugurtha égorgea l’un et chassa l’autre, Adherbal. Celui-ci se plaignit à Rome (117 av. J.C.): le sénat envoya des commissaires pour lui faire rendre justice; Jugurtha les acheta, prit son cousin par famine dans Cirtha (Cirta, Constantine) et le fit périr dans les supplices.

Tant d’audace appelait un châtiment; mais le premier général qu’on envoya contre Jugurtha, lui vendit la paix (111 av. J.C.). Un tribun cita le roi à Rome; il osa comparaître, et quand le tribun lui ordonna de répondre, un autre, qu’il avait acheté, lui défendit de parler. Un compétiteur au trône de Numidie était dans la ville; il le fit tuer (110 av. J.C.). Le sénat lui commanda de sortir à l’instant de Rome. « Ville à vendre! » s’écria-t-il lorsqu’il en franchit les portes, « il ne te manque qu’un acheteur. »

Guerre contre Jugurtha (111-106 av. J.C.)

Les légions le suivirent en Afrique; mais mal commandées passèrent sous le joug. On s’était joué d’abord de cette guerre, elle devenait inquiétante, parce qu’une autre plus terrible, celle des Cimbres, s’approchait de l’Italie. On envoya en Numidie un homme intègre et sévère, Métellus, qui rétablit la discipline, et ensuite poursuivit, sans trêve ni relâche, son infatigable adversaire. Le roi effrayé demanda la paix et livra 200000 livres d’argent avec ses éléphants et tous les transfuges. Mais quand il reçut l’ordre de venir lui-même se rendre au consul, il ne put s’y résoudre. Métellus recommença les hostilités en gardant ce qu’il avait reçu. Marius était un de ses lieutenants.

Marius (109-107 av. J.C.)

Marius, d’Arpinum, était un homme nouveau, rude et illettré que l’appui des Métellus, avait fait arriver en 119 av. J.C., au tribunat. D’abord Marius avait secondé loyalement son général. Durant l’action, nul n’était plus intrépide; au camp, dans les marches, personne n’était comme lui infatigable; les soldats voyaient avec étonnement un légat consulaire dormir sur la terre nue, travailler aux fossés et planter les palissades. Métellus était dur et fier; au moins dans son lieutenant, la sévérité du commandement était tempérée par des manières populaires, et il n’ordonnait rien qu’il ne fût prêt à faire lui-même. Aussi était-ce à lui que les soldats rapportaient tous les succès de la campagne; et déjà les devins lui prédisaient une haute fortune.

Il avait alors quarante-huit ans, et il ambitionnait le consulat; mais depuis longtemps les nobles fermaient obstinément cette charge aux hommes nouveaux. En quatorze ans les seuls Métellus avaient eu six consulats. Aussi quand Marius demanda à son général la permission d’aller à Rome se porter candidat, Métellus étonné de cette étrange audace lui répondit: « Chasse de ton esprit ces chimères, et proportionne tes désirs à ta condition; il sera temps de te présenter quand mon fils aura l’âge. » Le jeune Métellus faisait alors ses premières armes (108 av. J.C.).

Premier consulat de Marius (107-104 av. J.C.)

Blessé dans son ambition et dans son orgueil, Marius ne contint plus sa haine; devant les soldats il accusait la dureté du proconsul; à Utique, il promettait aux marchands italiens que cette guerre ruinait, de prendre en quelques jours Jugurtha mort ou vif, si on lui donnait seulement la moitié des troupes. Dans un soulèvement des habitants de Vacca, toute la garnison romaine avait été massacrée à l’exception de son chef Turpilius, ami et hôte de Métellus. Marius le fit condamner à mort dans un conseil de guerre, puis se vanta tout haut d’avoir attaché à l’âme du proconsul une furie vengeresse. Métellus, fatigué de cette guerre acharnée, céda enfin; mais douze jours seulement avant les comices consulaires.

Marius fit une telle diligence, qu’il arriva le septième jour à Rome. Les tribuns le présentèrent aux suffrages du peuple; il fut élu et on lui assigna la Numidie pour province. Dès lors il ne garda plus de mesure contre les grands, qui s’étaient opposés à son élection. « Mon consulat et ma province », disait-il, « sont des dépouilles opimes enlevées sur les nobles; ces gens-là méprisent ma naissance, moi leurs vices; ils oublient que le plus noble, c’est le plus brave. On dit que je suis un homme grossier, parce que je ne sais pas ordonner un festin et que j’estime plus un laboureur qu’un cuisinier et qu’un histrion. Je l’avoue volontiers, car j’ai appris de mon père et d’autres gens de bien que l’élégance appartient aux femmes, aux hommes le travail; et que pour nous les armes, sont la plus belle parure. » Et il continua longtemps à flageller, dans son rude langage, la cupidité, la sottise et l’orgueil des nobles, les trois vices, disait-il, qui jusqu’ici avaient protégé Jugurtha.

Ce qui fut plus grave que ces paroles haineuses, c’est qu’il ouvrit les légions aux citoyens pauvres et aux Italiens. Il y avait dans cette mesure toute une révolution. Jusqu’alors on n’avait enrôlé que des citoyens et des hommes qui, possédant quelque bien, laissaient à la république un gage de leur fidélité. Sous les drapeaux, ces soldats restaient citoyens. Quand Marius eut donné des armes au peuple, le service militaire devint un métier, et les pauvres, qui à la ville vendaient leurs votes, au camp vendirent leur courage. Les légions ne furent plus les armées de la république, mais celles des chefs qui surent les acheter par l’indiscipline, le butin ou la gloire (107 av. J.C.).

Sur le bruit de nouveaux succès de Métellus, Marius se hâta de partir; quand il arriva, le plus rude de la tâche était fait: il n’eut qu’à mener plus vivement la guerre. Il enleva à Jugurtha ce qui lui restait de villes et le vainquit dans deux batailles. Le roi des Numides, réfugié en Mauritanie, auprès de son beau-père Bocchus, fut par lui chargé de liens et remis à Sylla, qui lui fit traverser, enchaîné, tout son royaume (106 av. J.C.). Marius l’emmena à Rome. Après le triomphe, le roi fut jeté dans la prison du mont Capitole. « Par Dieu », s’écria-t-il en riant, « que vos étuves sont froides ! » Il y lutta six jours contre la faim (104 av. J.C.). La province romaine d’Afrique fut agrandie d’une partie de la Numidie.

La guerre des Cimbres (113-101 av. J.C.)

Pour s’assurer une route d’Italie en Espagne, les Romains avaient fait, en 125 av. J.C., la conquête de la Narbonnaise (Provence et Languedoc). Ils agrandissaient cette nouvelle province quand 300000 Cimbres et Teutons, reculant devant un débordement de la Baltique, franchirent le Rhin, pénétrèrent en Gaule (110 av. J.C.) et écrasèrent successivement six armées romaines.

Heureusement qu’au lieu de passer les Alpes, ils tournèrent vers l’Espagne où ils restèrent trois ans. Ce retard fut le salut de Rome. Elle eut le temps de rappeler Marius d’Afrique et de l’envoyer garder les portes de l’Italie. Trois années de suite, Marius conserva le consulat.

Quand les Cimbres et Teutons revinrent, ils se séparèrent : les Cimbres prirent à gauche par l’Helvétie, pour descendre par le Tyrol et la vallée de l’Adige, tandis que les Teutons marchaient droit à Marius. Afin d’aguerrir ses soldats, en attendant les Teutons, il les avait soumis aux plus pénibles ouvrages; pour les habituer à les voir de près, quand ils furent arrivés, il leur refusa longtemps de combattre. L’action s’engagea enfin près d’Aix.

La bataille d’Aix (102 av. J.C.)

Marius s’était établi dans une forte position, sur une colline; l’eau y manquait. Quand les soldats se plaignirent de la soif, il leur montra de la main une rivière qui baignait le camp des Teutons : « Allez-en chercher là, » leur dit-il; « mais il faudra du sang pour la payer. Commençons donc par fortifier notre camp. » Il n’en eut pas le temps. Les valets de l’armée, qui n’avaient d’eau ni pour eux, ni pour les bêtes, étaient descendus en foule vers la rivière; les Teutons, se croyant attaqués, coururent prendre leurs armes, et revinrent, frappant leurs boucliers en mesure, et marchant en cadence au son de cette musique sauvage. En passant la rivière; ils rompirent leur ordonnance; ils n’avaient pas eu le temps de la rétablir, lorsque les Romains fondirent sur eux de leur poste élevé, et les heurtèrent avec tant de force, qu’ils les obligèrent, après un grand carnage, à prendre la fuite. Parvenus à leurs chariots, les Teutons trouvèrent un ennemi auquel ils ne s’attendaient pas; c’étaient leurs femmes, qui, grinçant les dents de rage et de douleur, frappaient également et les fuyards et ceux qui les poursuivaient; elles se jetaient au milieu des combattants, et de leurs mains nues, s’efforçaient d’arracher aux légionnaires leurs épées et leurs boucliers.

Les Romains regagnèrent leur poste à la nuit tombante, mais ne firent pas entendre, comme il était naturel après un si grand avantage, des chants de victoire. Ils passèrent toute la nuit dans l’anxiété, car leur camp n’avait ni clôture ni retranchement et il restait un grand nombre de Germains qui n’avaient pas combattu; toute la nuit ils poussèrent d’horribles clameurs, mêlées de menaces et de lamentations; on eût dit des hurlements de bêtes féroces. Les cris de cette multitude immense faisaient retentir les montagnes voisines et dans le camp romain les coeurs les plus fermes étaient ébranlés. Marius s’attendait à une attaque nocturne, dont il craignait le désordre. Mais ils ne sortirent de leur camp, ni cette nuit, ni le lendemain; ils employèrent ce temps à se préparer au combat.

Cette seconde bataille, livrée deux jours après la première, ne fut pas plus heureuse pour les Teutons; attaqués en face par les légions, surpris, en arrière, par un lieutenant de Marius, ils ne purent résister. Le massacre fut horrible, comme dans toutes ces mêlées de l’antiquité, où l’on se battait à l’arme blanche, homme à homme. Plutarque raconte que, les corps consommés dans les champs engraissèrent tellement la terre, qu’elle fut depuis d’une fécondité prodigieuse et qu’il resta tant d’ossements que les Marseillais s’en servirent pour enclore leurs vignes (102 av. J.C.).

Après la bataille, Marius ayant choisi pour son triomphe les plus belles armes et les plus riches dépouilles, fit du reste, un immense amas, comme Paul-Emile, après Pydna, pour le brûler en l’honneur des dieux. Déjà l’armée entière entourait le bûcher, couronnée de lauriers; lui-même, vêtu de pourpre, les reins ceints de la toge, comme pour les sacrifices solennels, et élevant de ses deux mains vers le ciel, un flambeau allumé, il allait mettre le feu, lorsqu’on vit accourir à toute bride quelques-uns de ses amis; ils lui apportaient la nouvelle qu’on l’avait élu consul pour la cinquième fois. L’armée témoigna sa joie par des cris de triomphe, qu’elle accompagna du bruit guerrier des armes; les officiers couronnèrent de nouveau Marius de lauriers; alors il mit le feu au bûcher et acheva le sacrifice.

Les Cimbres en Italie (101 av. J.C.)

Les Teutons seuls avaient été exterminés; restaient les Cimbres. Catulus qu’on avait envoyé pour défendre contre eux le passage des Alpes, désespérant de garder ces défilés, était redescendu en Italie, et s’était réfugié derrière l’Adige. Il éleva des deux côtés du fleuve de bons retranchements, afin d’en empêcher le passage. Pour insulter à la timidité des Romains et pour faire parade de leur force et de leur audace, les Cimbres s’exposaient tout nus à la rigueur des frimas, grimpaient sur les montagnes à travers des monceaux de neige et de glace, et glissaient sur la pente rapide des rochers, au bord de précipices d’une effrayante profondeur.

Quand ils eurent transporté leur camp près de celui du consul, et qu’ils eurent examiné comment ils pourraient passer la rivière, ils résolurent de la combler. Coupant donc les tertres des environs, déracinant les arbres, détachant d’énormes rochers et de grandes masses de terre, ils les roulaient dans le fleuve, pour en resserrer le cours; ils jetaient en même temps, au-dessus du pont que les Romains avaient construit, des masses d’un grand poids, qui, entraînées par le courant, venaient en battre les piles et en ébranlaient les fondements. Les légions effrayées forcèrent leur général de reculer jusque derrière le Pô, en abandonnant dans un fort, sur la rive gauche de l’Adige, quelques soldats qui se défendirent jusqu’à la dernière extrémité. Les Barbares les y forcèrent; mais remplis d’admiration pour leur courage, ils les laissèrent aller à des conditions honorables, dont ils convinrent en jurant sur leur taureau d’airain. Les Cimbres, trouvant le pays sans défense, firent partout un horrible dégât. Heureusement on venait d’apprendre à Rome la victoire de Marius; il fut rappelé en toute hâte et envoyé au secours de son collègue.

Cependant les Cimbres attendaient toujours l’arrivée des Teutons; ils ne voulaient pas croire à leur défaite et envoyèrent même à Marius des ambassadeurs chargés de lui demander pour eux et pour leurs frères des terres et des villes où ils pussent s’établir. « Ne vous inquiétez pas de vos frères », leur dit le consul, « ils ont la terre que nous leur avons donnée, et qu’ils conserveront à jamais. » Les Barbares s’emportèrent en injures et en menaces : « Il allait », disaient-ils, « être puni de ses railleries, d’abord par les Cimbres, ensuite par les Teutons, lorsqu’ils seraient arrivés. – Ils le sont », répliqua Marius, « et il serait peu honnête de vous en aller sans avoir salué vos frères. » En même temps il ordonna qu’on amenât, chargés de chaînes, les rois des Teutons, que les Séquanes avaient fait prisonniers comme ils s’enfuyaient vers la Germanie.

La bataille de Verceil (bataille du champ Raudique) (101 av. J.C.)

Aussitôt que les Cimbres eurent entendu le rapport de leurs ambassadeurs, ils marchèrent contre Marius. Boïorix, leur roi, s’approcha de son camp à la tête de quelques cavaliers et le provoqua à fixer le jour et le lieu du combat. Marius lui répondit que les Romains ne prenaient jamais conseil de leurs ennemis, que cependant il voulait bien satisfaire les Cimbres sur ce qu’ils demandaient. Ils convinrent que la bataille se donnerait à trois jours de là dans la plaine de Verceil. Les Cimbres furent exacts au rendez-vous. Le jour venu, leur infanterie se rangea en bataille dans la plaine: elle formait une phalange carrée qui avait autant de front que de profondeur, et dont chaque côté couvrait trente stades de terrain (550 mètres). Les cavaliers, au nombre de 15000, étaient magnifiquement parés: leurs casques se terminaient en gueules béantes et en mufles de bêtes sauvages, surmontés de hauts panaches semblables à des ailes, ce qui ajoutait à la hauteur de leur taille; ils étaient couverts de cuirasses de fer et de boucliers resplendissants; ils avaient chacun deux javelots à lancer de loin, et dans la mêlée ils se servaient d’épées longues et pesantes.

A peine le combat était-il commencé qu’il s’éleva sous les pas de cette multitude un tel nuage de poussière, que les deux armées ne purent se voir. Marius, qui s’était avancé pour tomber le premier sur l’ennemi, le manqua dans cette obscurité, et poussa bien loin du champ de bataille, de sorte qu’il erra longtemps dans la plaine, tandis que Catulus avait seul à soutenir tout l’effort des Cimbres. Une circonstance favorisa beaucoup les Romains: les rayons brûlants du soleil donnaient dans le visage des Cimbres: ces hommes, nourris dans des lieux froids et couverts, n’en pouvaient plus de supporter la chaleur; inondés de sueur et tout haletants, ils se couvraient le visage de leurs boucliers, et exposaient leurs corps sans défense aux coups de l’ennemi.

Les plus braves d’entre les Cimbres furent d’abord taillés en pièces; car pour empêcher que ceux des premiers rangs ne rompissent leur ordonnance, ils s’étaient liés ensemble par de longues chaînes attachées à leurs baudriers. Les vainqueurs poussèrent les fuyards jusqu’à leurs retranchements, et ce fut là qu’on vit le spectacle le plus affreux. Les femmes, vêtues de noir et placées sur les chariots, tuaient elles-mêmes les fuyards; elles étouffaient leurs enfants, les jetaient sous les roues des chariots ou sous les pieds des chevaux et se tuaient ensuite elles-mêmes. Une d’entre-elles, après avoir attaché ses deux enfants à ses deux talons, se pendit au timon de son char. Les hommes, faute d’arbres pour se pendre, se mettaient au cou des noeuds coulants qu’ils attachaient aux cornes ou aux jambes des boeufs, et les piquant ensuite pour les faire courir, périssaient étranglés ou foulés aux pieds de ces animaux. Malgré le grand nombre de ceux, qui se tuèrent ainsi de leurs propres mains, on fit plus de 60000 prisonniers, et on en tua deux fois autant (101 av. J.C.).

Les honneurs rendus à Marius après cette victoire témoignèrent de la crainte des Romains. Il fut surnommé le troisième Romulus. Chaque citoyen, à la nouvelle de sa victoire, répandit des libations en son nom. Lui-même s’imagina avoir égalé les exploits de Bacchus dans l’Inde, et fit ciseler sur son bouclier la tête d’un barbare tirant la langue. Rome croyait, en effet, avoir étouffé la barbarie dans ses bras puissants.