Sylla (100-78 av. J.C.)

Sixième consulat de Marius (100 av. J.C.)

Marius compromit la gloire qu’il venait d’acquérir en montrant une ambition éhontée. Il voulut avoir un sixième consulat. Et, comme les grands s’opposaient à cette violation des lois que le danger public ne justifiait plus, il se ligua avec un démagogue, le tribun Saturninus. Des troubles sanglants éclatèrent dans la ville. Marius obtint par ces violences ce nouveau consulat, mais il le passa sans honneur, et au sortir de charge il fut obligé de s’éloigner de Rome pour y laisser tomber les ressentiments qu’il avait soulevés.

La révolte des Italiens (90 av. J.C.)

Une guerre plus dangereuse pour Rome que celle des Cimbres, éclata en l’année 90 av. J.C. C’étaient les Italiens qui se soulevaient pour obliger le sénat à leur accorder tous les droits des citoyens romains. Ils étaient habitués à combattre dans les légions, ils avaient la même discipline, le même courage, les mêmes qualités militaires. Aussi Rome fut-elle sur le point de succomber. Elle mit sur pied toutes les forces qui lui restaient et elle appela à la tête des troupes ses meilleurs généraux. Marius ne fut pas oublié, mais il ne fit rien qui fût digne de sa réputation. Un jeune noble, au contraire, Sylla, eut tout l’honneur de cette guerre. Les succès qu’il remporta permirent au sénat de faire des concessions qui ne parurent pas un acte de faiblesse, puisque Rome était victorieuse. Les Italiens obtinrent ce qu’ils avaient demandé: l’égalité des droits avec les citoyens de Rome.

Proscription et fuite de Marius (88 av. J.C.)

En récompense de ses services, Sylla obtint le consulat et le commandement d’une armée que Rome envoyait alors contre Mithridate. Marius ambitionnait ce commandement; il s’entendit avec le tribun Sulpicius qui suscita une émeute dans la ville et força Sylla à sortir de Rome (88 av. J.C.). Mais Sylla avait une armée dans la Campanie, il y courut, rentra dans Rome à la tête de ces soldats, et Marius, à son tour, fut obligé de fuir. Sa tête fut mise à prix et des cavaliers envoyés de tous côtés à sa poursuite.

En sortant de Rome il était descendu à Ostie où un de ses amis lui tenait une barque toute prête; il en partit aussitôt. Mais il n’avait pas de provisions. Son fils alla en chercher chez Mucius. Surpris par le jour, il fut sur le point d’être découvert par quelques cavaliers qui, soupçonnant que Marius était dans cette maison, étaient venus l’y chercher. Heureusement l’intendant de Mucius les vit de loin et eut le temps de cacher le jeune homme dans un chariot de fèves; il y attela ses boeufs, et, les ayant fait marcher du côté de Rome, il alla au-devant des cavaliers. Le jeune Marius, conduit ainsi jusqu’à la maison de sa femme, y prit tout ce qui lui était nécessaire, puis se rendit la nuit au bord de la mer, et s’embarqua sur un vaisseau qui partait pour l’Afrique.

Pendant ce temps, le vieux Marius côtoyait l’Italie; il voulut éviter Terracine, dont un des principaux habitants, Géminius, était son ennemi personnel; mais le vent changea, et soufflant de la haute mer souleva une si furieuse tempête, que les matelots eurent peur pour le vaisseau. D’ailleurs, Marius se trouvait fort incommodé de la mer. On débarqua donc près de Circéi. Après avoir erré quelque temps sur le rivage, ils trouvèrent des bouviers qui n’eurent rien à leur donner, mais qui, ayant reconnu Marius, l’avertirent de s’éloigner promptement, parce qu’ils venaient de voir passer plusieurs cavaliers qui le cherchaient. Privé de toutes ressources, affecté surtout de voir ceux qui l’accompagnaient près de mourir de faim, Marius quitta le grand chemin, et se jeta dans un bois épais, où il passa la nuit.

Le lendemain, il se remit en marche le long de la mer, encourageant les gens de sa suite, et leur racontant des présages qui lui avaient promis un septième consulat. Ils n’étaient plus qu’à vingt stades de Minturnes, lorsqu’ils aperçurent de loin une troupe de cavaliers qui venaient à eux, et ils virent en même temps deux barques qui côtoyaient le rivage; ils coururent de toutes leurs forces vers la mer, et ayant gagné à la nage les deux barques, ils montèrent sur l’une, qui était précisément celle de Granius, fils de la femme de Marius. Marius, gros et pesant, ne se remuait qu’avec peine, il fut porté par deux esclaves qui, le soulevant sur l’eau avec beaucoup d’efforts, le mirent dans l’autre barque, au moment où les cavaliers, arrivant sur le rivage, criaient aux mariniers de ramener la barque à terre ou de jeter Marius à la mer. Celui-ci les conjurait, les larmes aux yeux, de ne pas le sacrifier à ses ennemis. Les maîtres de la barque, après avoir formé en quelques instants plusieurs résolutions contraires, répondirent enfin qu’ils ne trahiraient pas Marius. Les cavaliers s’étant retirés en leur faisant des menaces, les mariniers changèrent de sentiment, et gagnant la terre, allèrent mouiller près de l’embouchure du Liris, dont les eaux en se répandant hors de leur lit, forment un marais. Ils conseillèrent à Marius de descendre pour prendre de la nourriture sur le rivage et attendre que le vent devînt favorable.

Il les crut et descendit à terre où il se coucha sur l’herbe, mais les mariniers, remontant aussitôt dans leur barque, levèrent les ancres et s’éloignèrent: ils avaient pensé qu’il n’était ni honnête de livrer Marius, ni sûr pour eux de le sauver. Abandonné ainsi, il resta longtemps sans proférer une parole; enfin reprenant courage, il s’avança par des chemins détournés, à travers des marais profonds, des fossés pleins d’eau et de boue. Arrivé à une cabane où il voit un vieillard, il se jette à ses pieds, le supplie de sauver un homme qui, s’il échappait à son malheur présent, le récompenserait un jour bien au-delà de ses espérances. Le vieillard, soit qu’il connût depuis longtemps Marius, soit qu’à son air il le jugeât un personnage distingué, lui dit que s’il ne voulait que se reposer, sa cabane lui suffirait, mais que s’il errait pour fuir ses ennemis, il le cacherait dans un lieu plus sûr et plus tranquille. Marius l’ayant prié de le faire, cet homme le mena près de la rivière, dans un endroit creux du marais, où il le fit coucher et le couvrit de roseaux et d’autres plantes légères dont le poids ne pouvait le blesser.

Il n’y avait pas longtemps que Marius y était caché lorsqu’il entendit un grand bruit du côté de la cabane. Géminius avait envoyé de Terracine plusieurs cavaliers à sa poursuite; quelques-uns d’entre eux vinrent par hasard en cet endroit et cherchèrent à effrayer le vieillard en lui criant qu’il cachait un ennemi des Romains. Marius, qui les entendit, se leva du lieu où il était, pour s’enfoncer dans l’endroit où l’eau était la plus épaisse et la plus boueuse; ce mouvement le fit découvrir. Retiré de là tout nu et couvert de fange, il fut conduit à Minturnes, où on le remit entre les mains des magistrats, car le décret du sénat qui ordonnait à tout Romain de le poursuivre et de le tuer, s’il était pris, avait déjà été publié dans toutes les villes.

Les magistrats et les décurions de Minturnes, après une longue délibération, résolurent d’obéir au décret, mais aucun des citoyens ne voulut se charger de l’exécution; enfin il se présenta un cavalier gaulois ou cimbre qui entra l’épée à la main dans la chambre où Marius reposait. Comme elle recevait peu de jour et qu’elle était fort obscure, le cavalier, à ce qu’on assure, crut voir des traits de flamme s’élancer des yeux de Marius, et de ce lieu ténébreux il entendit, une voix terrible lui dire : « Oses-tu, misérable, tuer Caïus Marius! » Le barbare effrayé prend la fuite, et, jetant son épée, sort dans la rue en criant ces seuls mots: « Je ne puis tuer Caïus Marius. »

L’étonnement d’abord, ensuite la compassion et le repentir gagnèrent toute la ville. Les magistrats se reprochèrent la résolution qu’ils avaient prise comme une ingratitude envers un homme qui avait sauvé l’Italie. « Qu’il s’en aille », disaient-ils, « errer où il voudra et accomplir ailleurs sa destinée, et prions les dieux de ne pas nous punir de ce que nous rejetons de notre ville Marius nu et dépourvu de tout secours. » D’après ces réflexions, ils se rendent en foule dans sa chambre, l’en font sortir et le conduisent au bord de la mer. Comme chacun lui donnait de bon coeur ce qui pouvait lui être utile, il se passa un temps assez considérable; d’ailleurs il y a sur le chemin qui mène à la mer le bois sacré de la nymphe Marica, singulièrement respecté de tous les Minturniens, qui ont grand soin de n’en rien laisser sortir de ce qu’on y a une fois porté. Ne pouvant le traverser pour se rendre au rivage, ils allaient prendre un long circuit qui les aurait fort retardés, lorsqu’un des plus vieux de la troupe se mit à crier qu’il n’y avait pas de chemin où il pût être défendu de passer pour sauver Marius, et prenant quelques-unes des provisions qu’on portait au vaisseau, il entra le premier dans le bois. Dans la suite, Marius fit représenter toute cette histoire sur un grand tableau qu’il consacra dans le temple de Marica.

Il se dirigea vers l’Afrique et débarqua près de Carthage. A peine était-il à terre, qu’un licteur du gouverneur romain vint lui ordonner de se rembarquer aussitôt. Marius garda longtemps le silence, en jetant sur l’officier de sombres regards. Le licteur lui ayant enfin demandé ce qu’il le chargeait de dire au gouverneur: « Dis-lui », répondit-il, « que tu as vu Marius assis sur les ruines de Carthage. »

Le retour de Marius (87 av. J.C.)

Durant ces vicissitudes, les affaires changeaient en Italie. Sylla était parti pour la Grèce, après avoir promulgué des lois qui diminuèrent le pouvoir des tribuns du peuple. Un nouveau consul, Cinna, chassé de Rome pour avoir voulu renverser ces lois de Sylla, avait commencé la guerre contre le sénat. Marius, à ces nouvelles, revint et s’unit à Cinna. Avec une armée d’esclaves fugitifs et d’Italiens ennemis de l’aristocratie romaine, ils battirent les troupes du sénat et forcèrent les portes de Rome. Marius se vengea des grands, amis de Sylla, en proscrivant tous ceux qui lui étaient suspects. Pendant cinq jours et cinq nuits on tua sans relâche, jusque sur les autels des dieux. De Rome, la proscription s’étendit à l’Italie entière; on tuait dans les villes, sur les chemins; et comme défense était faite, sous peine de mort, d’ensevelir les cadavres, ils restaient aux places où ils étaient tombés, jusqu’à ce que les chiens et les oiseaux de proie les eussent dévorés.

La mort de Marius (86 av. J.C.)

Le 1er janvier 86 av. J.C., Marius prit avec Cinna possession du consulat sans élection. Il n’était pas rassuré cependant en songeant que Sylla était à la tête d’une armée victorieuse. La nuit il croyait entendre une voix menaçante lui crier: « Le gîte du lion, même absent, est terrible! » Et, pour échapper à ses craintes, il se plongea dans des débauches qui hâtèrent sa fin. Poursuivi jusqu’à ses derniers moments par des rêves de gloire militaire et des images de bataille, il faisait, dans son délire, tous les gestes d’un homme qui combat; il se levait sur son séant, commandait la charge, poussait des cris de victoire. Le septième jour il expira, dans sa soixante-dixième année et son septième consulat (13 janvier 86 av. J.C.).

Il eut des funérailles dignes de lui. Pimbria traîna à son bûcher le grand pontife Mucius Scaevola, coupable d’avoir voulu s’interposer en médiateur entre les deux partis, et regorgea comme ces victimes humaines qu’anciennement on immolait sur le tombeau des grands. Mucius tomba, mais non blessé à mort. Il guérissait même, quand Fimbria, l’apprenant, le cite en jugement. « Eh! de quoi donc l’accuses-tu, lui demanda-t-on. – Je l’accuse, dit-il, de n’avoir pas reçu le poignard assez avant. » Et il le fit achever. Marius avait donné l’exemple de ces sacrifices humains. Sur la tombe de Varius, il avait fait couper en morceaux l’ancien censeur L. César.

La bataille de la Porte Colline (83 av. J.C.)

En l’année 83 av. J.C. Sylla arriva à la tête de 40000 vétérans, et vainquit ses adversaires dans toutes les rencontres. La bataille la plus sanglante fut celle de la porte Colline. Un chef samnite avait essayé de surprendre Rome et de la détruire. On se battit tout un jour et une nuit entière; l’aile gauche, que Sylla commandait, fut mise en déroute; mais Crassus, avec l’aile droite, dispersa l’ennemi. Le champ de bataille fut couvert de 50000 cadavres, dont la moitié était Romains.

Les proscriptions de Sylla (82-81 av. J.C.)

Le lendemain de ce combat, Sylla haranguait le sénat dans le temple de Bellone; tout à coup on entend des cris de désespoir, les sénateurs se troublent: « Ce n’est rien », dit-il, « seulement quelques factieux que je fais châtier, » et il continua son discours: en ce moment 8000 prisonniers samnites et lucaniens périssaient égorgés. Quand il revint de Préneste, qui avait ouvert ses portes et dont toute la population fut massacrée, il monta à la tribune, parla longtemps de lui-même en termes magnifiques, et termina par ces paroles sinistres: « Qu’aucun de mes ennemis n’espère de pardon ». De ce jour les proscriptions commencèrent.

Un préteur, parent de Marius, Marius Gratidianus, fut poursuivi par Catilina, qui lui creva les yeux, lui arracha la langue, les oreilles, les mains, lui rompit les bras et les jambes, et quand ce cadavre, encore animé, ne fut plus qu’un monceau de chairs meurtries et d’ossements brisés, il lui trancha la tête, qu’il porta toute sanglante à Sylla. Le cadavre du vainqueur des Cimbres fut exhumé, livré aux outrages et jeté dans l’Anio. César, alors âgé de dix-huit ans, était parent de Marius et gendre de Cinna; Sylla voulut le contraindre à répudier sa femme. Il refusa et s’enfuit dans les montagnes de la Sabine, où il faillit plusieurs fois périr. Les larmes de sa famille, les prières des vestales arrachèrent sa grâce : « Je vous le laisse », dit le tout-puissant proconsul, « mais dans cet enfant il y a plusieurs Marius. » Un grand nombre de victimes avaient déjà péri quand un Métellus lui demanda : « Où et quand comptes-tu enfin t’arrêter? – Je ne sais encore. – Mais au moins déclare ceux que tu destines à la mort. – Je le ferai. » Et aussitôt il dressa une liste de 80 noms qu’il fit afficher dans le Forum; il laissa passer un jour, et le lendemain il publia une seconde liste de 220 personnes, puis une troisième de pareil nombre. « J’ai proscrit tous ceux dont je me suis souvenu », dit-il au peuple, « mais j’en ai oublié beaucoup; leurs noms seront écrits à mesure qu’ils reviendront à ma mémoire. »

Du 1er décembre 82 av. J.C., au 1er juin 81 av. J.C. pendant six longs mois, on put tuer impunément; on tua encore longtemps après, car Roscius d’Amérie fut égorgé le 15 septembre. Les familiers de Sylla, ses affranchis et surtout ce Chrysogonus, dont Cicéron qui débutait alors au barreau a immortalisé l’infamie, vendaient le droit de faire placer un nom sur la liste fatale. Celui-ci, disait-on, c’est sa belle villa qui l’a fait périr; celui-là, ses bains dallés de marbre; cet autre, ses magnifiques jardins. Les biens des proscrits étaient confisqués et vendus à l’encan: ceux de Roscius valaient 6 millions de sesterces, Chrysogonus les eut pour 2000.

Quel fut le nombre des victimes? Les uns parlent de 90 sénateurs, de 2600 chevaliers; les autres, de 4700 proscrits. Mais qui pourrait compter tous ceux qu’immolèrent les haines privées? La proscription ne s’arrêta pas aux victimes: les fils et les petits-fils des proscrits furent déclarés indignes d’occuper jamais une charge publique. Dans l’Italie, des peuples furent condamnés en masse; les plus riches cités, Spolète, Intéramna, Préneste, Terni, Florence, furent comme vendues à l’encan. Dans le Samnium, Bénévent resta seul debout.

La constitution aristocratique de Sylla (81 av. J.C.)

Après avoir tué ses adversaires par le glaive, Sylla essaya de tuer leur parti par des lois. Il prit le titre de dictateur et promulgua une constitution, qui assura tout pouvoir dans Rome à l’aristocratie.

Abdication et mort de Sylla (79-78 av. J.C.)

Quand Sylla eut établi le nouveau gouvernement, il le crut assez fort pour le laisser fonctionner tout seul, et il se crut lui-même assez redouté pour être inviolable. Il abdiqua et se retira dans une de ses maisons à Cumes (79 av. J.C.); il y vécut une année encore et mourut d’une maladie affreuse. Ses chairs décomposées tombaient en pourriture et engendraient incessamment une innombrable vermine (78 av. J.C.). Il avait écrit lui-même son épitaphe; elle était véridique: « Nul n’a jamais fait plus de bien à ses amis ni plus de mal à ses ennemis. »