Cyrus (560-529 av. J.C.)

Astyages donne sa fille Mandane au Perse Cambyses (vers 560 av. J.C.?)

Astyages (585-559 av. J.C.) avait une fille nommée Mandane, au sujet de laquelle il eut plusieurs songes menaçants. Les ayant communiqués à ceux d’entre les mages qui faisaient profession d’interpréter les songes, il fut effrayé des réponses qu’il reçut d’eux. Aussi, au lieu de marier sa fille à un Mède de naissance distinguée, il alla lui choisir un époux dans une nation tributaire. Il prit pour gendre Cambyses, homme de grande maison parmi les siens, mais dont il ne s’inquiétait pas, estimant que le premier des Perses ne valait pas le dernier des Mèdes.

Cependant il eut un autre songe. Il lui sembla voir sortir du sein de sa fille une vigne qui couvrait toute l’Asie. Les mages de nouveau consultés répondirent que le fils qui naîtrait de Mandane régnerait sur l’Asie et par conséquent sur les Mèdes. Aussitôt il rappela sa fille et la fit garder avec soin dans le dessein de lui enlever l’enfant dont elle serait mère. Cyrus, en effet, fut à peine né de Mandane (vers 559 av. J.C.?), qu’Astyages manda Harpagus, son parent, celui de tous les Mèdes qui lui était le plus attaché, et sur lequel il se reposait du soin de toutes ses affaires. « Harpagus », lui dit-il, « exécute fidèlement l’ordre que je vais te donner. Prends cet enfant, porte-le dans ta maison, fais-le mourir, et l’inhume ensuite comme il te plaira. » En même temps il lui fit remettre l’enfant, que sa mère avait déjà fait couvrir de riches ornements.

Irrésolution d’Harpagus (vers 560 av. J.C.)

Harpagus s’en retourna chez lui, les larmes aux yeux, et, en abordant sa femme, il lui raconta ce qu’Astyages lui avait dit. « Quelle est votre résolution », reprit-elle. – « Je n’exécuterai point les ordres d’Astyages », répondit-il, « dût-il devenir encore plus emporté et plus furieux qu’il ne l’est maintenant; je ne me prêterai point à ce meurtre, par plusieurs raisons. Premièrement, je suis parent de l’enfant; secondement, Astyages est avancé en âge, et n’a point de fils. Si, après sa mort, la couronne passe à la princesse sa fille, dont il veut aujourd’hui que je fasse mourir l’enfant, que me reste-t-il, sinon la perspective du plus grand danger? Pour ma sûreté, il faut que l’enfant périsse, mais que ce soit par les mains de quelqu’un des gens d’Astyages, et non par les miennes. »

Harpagus remet l’enfant au berger Mitradates (vers 560 av. J.C.)

Harpagus envoya sur-le-champ un exprès à celui des bouviers d’Astyages qui habitait avec ses troupeaux vers des montagnes très fréquentées par les bêtes sauvages. Il s’appelait Mitradates; sa femme, esclave d’Astyages, ainsi que lui, se nommait Spaco, nom qui, dans la langue des Mèdes, signifie chienne. Les pâturages où il gardait les boeufs du roi étaient au Nord d’Ecbatane. De ce côté-là, la Médie est un pays élevé, montagneux et couvert de forêts, au lieu que le reste du royaume est plat et uni. Le bouvier que l’on avait mandé en diligence étant arrivé, Harpagus lui parla ainsi : « Astyages te commande de prendre cet enfant, et de l’exposer sur la montagne la plus déserte, afin qu’il périsse promptement. Il m’a ordonné aussi de te dire que, si tu lui sauves la vie, de quelque manière que ce soit, il te fera périr par le supplice le plus cruel. Ce n’est pas tout : il veut encore que je sache par moi-même où tu auras exposé cet enfant. »

La femme de Mitradates sauve Cyrus (vers 560 av. J.C.)

Mitradates prit l’enfant, et retourna à sa cabane. Tandis qu’il allait à la ville, sa femme avait mis un fils au monde. Ils étaient inquiets l’un de l’autre : le mari craignant pour sa femme malade, la femme pour son mari, parce qu’Harpagus n’avait pas coutume de le mander. Dès qu’il fut de retour, Spaco voulut savoir pourquoi on l’avait envoyé chercher avec tant d’empressement. « J’ai vu », dit-il, « et entendu des choses que je voudrais bien n’avoir ni vues ni entendues; et plût aux dieux qu’elles ne fussent jamais arrivées à nos maîtres ! Toute la maison d’Harpagus était en pleurs. Frappé d’effroi, je pénètre dans l’intérieur, je vois à terre un enfant qui pleurait. Il était couvert de drap d’or et de langes de diverses couleurs. Quand Harpagus m’eut aperçu, il me commanda d’emporter promptement cet enfant, et de l’exposer sur la montagne la plus fréquentée par les bêtes féroces« .

« Il m’a assuré que c’était Astyages lui-même qui me donnait cet ordre, et m’a fait de grandes menaces si je manquais à l’exécuter. J’ai donc pris cet enfant et l’ai emporté, croyant qu’il était à quelqu’un de sa maison; car je n’aurais jamais imaginé quel était son véritable père. J’étais cependant étonné de le voir couvert d’or et de langes précieux. Chemin faisant, j’appris du domestique qui m’accompagna hors de la ville et qui me remit l’enfant, qu’il était à Mandane, fille d’Astyages, et à Cambyses, fils de Cyrus, et que c’était Astyages qui ordonnait qu’on le fît mourir. Voici cet enfant. »

En achevant ces mots, Mitradates découvre l’enfant, et le montre à sa femme. Charmée de sa force et de sa beauté, elle embrasse les genoux de son mari, et le supplie, les larmes aux yeux, de ne pas exposer cet enfant. Il lui dit qu’il ne pouvait s’en dispenser, qu’il devait venir des surveillants de la part d’Harpagus, et que, s’il n’obéissait pas, il périrait de la manière la plus cruelle. Spaco alors reprit : « Puisque je ne saurais te persuader, et qu’il faut absolument qu’on voie un enfant exposé, fais du moins ce que je vais te dire. J’ai donné le jour à un enfant mort, va le porter sur la montagne et nourrissons celui de la fille d’Astyages, comme s’il était à nous.


Par ce moyen on ne pourra te convaincre d’avoir offensé tes maîtres, et nous aurons pris un bon parti : notre enfant mort aura une sépulture royale, et celui qui reste ne perdra point la vie.« .

Le bouvier sentit que, dans cette conjoncture, sa femme avait raison, et suivit son conseil. Il lui remit l’enfant qu’il avait apporté pour le faire mourir, prit le sien qui était mort, le mit dans le berceau du jeune prince, avec tous les ornements, et alla l’exposer sur la montagne la plus déserte, laissant pour garder le corps un de ceux qui avaient soin des troupeaux sous ses ordres. Le troisième jour, il alla à la ville, se rendit chez Harpagus, et lui dit qu’il était prêt à lui montrer le corps mort de l’enfant. Harpagus envoya avec lui ses gardes les plus affidés et fit, sur leur rapport, donner la sépulture au fils de Mitradates. A l’égard du jeune prince, Spaco en prit soin et l’éleva. Il fut dans la suite connu sous le nom de Cyrus.

Enfance de Cyrus (vers 560 av. J.C.)

Cet enfant, étant âgé de dix ans, eut une aventure qui le fit reconnaître. Un jour que dans un village où étaient les troupeaux du roi, il jouait dans la rue avec d’autres enfants de son âge, ceux-ci l’élurent pour leur roi, lui qui, cependant, était connu sous le nom de fils de bouvier. Il distribua aux uns les places d’intendant de ses bâtiments, aux autres celles de gardes du corps; celui-ci était l’oeil du roi, celui-là devait lui présenter les requêtes des particuliers : chacun avait son emploi, selon ses talents et le jugement qu’en portait Cyrus. Le fils d’Artembarès, homme de distinction chez les Mèdes, jouait avec lui; il refusa d’exécuter je ne sais plus quel ordre. Cyrus le fit aussitôt saisir par les autres enfants, et battre à coups de verges. On ne l’eût pas plutôt relâché, qu’outré d’un traitement si indigne de sa naissance, il alla à la ville se plaindre à son père de celui qu’il appelait le fils du bouvier. Artembarès, outré de colère, se rendit auprès du roi avec son fils, et se plaignit du traitement odieux qu’il avait reçu. « Seigneur », dit-il en découvrant les épaules de son fils, « c’est ainsi que nous a outragés un de vos esclaves, le fils de votre bouvier. »

Astyages envoya aussitôt chercher Mitradates et son fils. Lorsqu’ils furent arrivés : « Comment », dit le prince à Cyrus en le regardant, « étant ce que tu es, as-tu eu l’audace de traiter d’une manière si indigne le fils d’un des premiers de ma cour ? – Je l’ai fait, seigneur, avec justice », répondit Cyrus. « Les enfants du village, du nombre desquels il était, m’avaient choisi, en jouant, pour être leur roi; je leur en paraissais le plus digne : tous exécutaient mes ordres. Le fils d’Artembarès n’y eut aucun égard, et refusa de m’obéir. Je l’en ai puni; si cette action mérite quelque châtiment, me voici prêt à le subir. »

Cyrus est reconnu par Astyages (vers 560 av. J.C.)

A cette fière réponse, le roi regarda mieux celui qui la faisait, et fut étonné de retrouver tous ses traits sur le visage de l’enfant. Cette ressemblance singulière, l’âge de Cyrus, qui s’accordait avec le temps de l’exposition du fils de Mandane, tout concourait à éveiller dans le coeur d’Astyages d’étranges pressentiments. Il demeura quelque temps sans pouvoir parler; enfin revenu à lui, il renvoya Artembarès pour sonder Mitradates en particulier. « Artembarès », lui dit-il, « vous n’aurez aucun sujet de vous plaindre de moi, ni vous, ni votre fils. » Ensuite il ordonna à ses officiers de conduire Cyrus dans l’intérieur du palais. Resté seul avec Mitradates, il lui demanda où il avait pris cet enfant, et de qui il le tenait. Celui-ci répondit qu’il en était le père, que sa mère vivait encore et demeurait avec lui. Astyages répliqua qu’il ne prenait pas un bon parti, et qu’il voulait de gaieté de coeur se rendre malheureux. En disant cela, il fit signe à ses gardes de le saisir. Mitradates, voyant qu’on le menait à la question, avoua la vérité. Il reprit l’histoire dès son commencement, découvrit tout, sans rien dissimuler, et pria le roi, par les plus humbles supplications, de lui pardonner.

Affreuse vengeance d’Astyages (vers 560 av. J.C.)

La vérité reconnue, Astyages ne tint pas grand compte de Mitradates; mais violemment irrité contre Harpagus, il commanda à ses gardes de le faire venir aussitôt. Lorsqu’on l’eût amené, il lui dit : « Harpagus, de quel genre de mort as-tu fait périr l’enfant de ma fille, que je t’ai remis? » Harpagus, apercevant Mitradates dans l’appartement du roi, avoua tout sans détour, de crainte d’être convaincu par des preuves sans réplique. « Seigneur », dit-il, « quand j’eus reçu l’enfant, j’examinais comment je pourrais, en me conformant à vos volontés, et sans m’écarter de ce que je vous dois, n’être coupable d’un meurtre, ni à l’égard de la princesse votre fille, ni même au vôtre. Je mandai en conséquence Mitradates : je lui remis l’enfant entre les mains, et je lui dis que c’était vous-même qui ordonniez sa mort. Je ne me suis point écarté en cela de la vérité, puisque vous m’aviez commandé de le faire mourir. En lui livrant cet enfant, je lui enjoignis de l’exposer sur une montagne déserte, et de rester auprès de lui jusqu’à ce qu’il fût mort. Enfin je le menaçai des plus rigoureux tourments, s’il n’accomplissait tout de point en point. Ces ordres furent exécutés; l’enfant mourut, comme me le rapportèrent mes eunuques les plus fidèles que j’envoyai sur les lieux; je lui rendis alors les derniers devoirs. Tel a été le sort de cet enfant. »

Harpagus parlait sans détour; mais Astyages, dissimulant son ressentiment, lui répéta d’abord toute l’histoire, comme il l’avait apprise de Mitradates; après quoi il ajouta que l’enfant vivait et qu’il en était content. « Car enfin », dit-il, « la manière dont on l’avait traité me faisait beaucoup de peine, et j’étais très sensible aux reproches de ma fille. Mais puisque la fortune nous a été favorable, envoyez- moi votre fils pour tenir compagnie au jeune prince nouvellement arrivé, et ne manquez pas de venir souper avec moi; je veux offrir aux dieux un sacrifice, pour les remercier de m’avoir rendu mon petit-fils. »

Harpagus, à ces paroles, se prosterna devant le roi, puis s’en retourna chez lui, flatté de l’heureuse issue de cette affaire, et envoya aussitôt au palais son fils unique, âgé d’environ treize ans.

Dès que le fils d’Harpagus fut arrivé, Astyages le fit égorger; on le coupa ensuite par morceaux, qui furent rôtis ou bouillis; on les apprêta de diverses manières, et on tint le tout prêt à être serin. L’heure du repas venue, les convives s’y rendirent, et Harpagus avec eux. On servit à Astyages et aux autres seigneurs du mouton, et à Harpagus le corps de son fils, excepté la tête et les extrémités des mains et des pieds, que le roi avait fait mettre à part dans une corbeille couverte. Lorsqu’il parut avoir assez mangé, Astyages lui demanda s’il était content de ce repas. « Très content », répondit Harpagus. A ce moment, ceux qui en avaient reçu l’ordre, apportèrent dans une corbeille couverte, la tête, les mains et les pieds de son fils, la lui présentèrent, en lui disant de la découvrir, et d’y prendre ce qu’il voudrait. Harpagus obéit, et reconnut les restes de son fils. Il ne se troubla pas, et sut se posséder. Quand Astyages lui demanda s’il savait de quel gibier il avait mangé : il répondit qu’il le savait, mais que tout ce que faisait un roi lui était agréable. Après cette réponse, il s’en retourna chez lui, avec les restes de son fils, pour leur donner la sépulture.

Délibération d’Astyages avec les mages (vers 560 av. J.C.)

Le roi manda alors les mages qui avaient interprété sa vision. Ils lui répétèrent que si l’enfant n’était pas mort, il fallait qu’il régnât. « L’enfant vit, et se porte bien », leur dit Astyages; « il a été élevé à la campagne; les enfants de son village l’ont élu pour leur roi. Il a fait tout ce que font les véritables rois; il s’est donné des gardes du corps, des gardes de la porte, des officiers pour lui faire le rapport des affaires. Que pensez-vous que cela puisse présager ?


– Puisque l’enfant vit », répondirent les mages, « et qu’il a régné sans aucun dessein prémédité, rassurez-vous, seigneur, vous n’avez plus rien à craindre, il ne régnera pas une seconde fois. – Je suis moi-même de cet avis », reprit Astyages; « le songe est accompli; je crois n’avoir plus rien à craindre de cet enfant. Cependant réfléchissez-y mûrement, et donnez-moi le conseil que vous penserez le plus avantageux à votre sûreté et à la mienne. – Seigneur », dirent les mages, « la prospérité de votre règne nous importe beaucoup. Car si la puissance souveraine venait à tomber entre les mains de cet enfant, qui est Perse, elle passerait à une autre nation, et les Perses nous regarderaient comme des étrangers, ou même nous traiteraient en esclaves. Si donc nous pressentions quelque danger pour vous, nous aurions grand soin de vous en avertir; mais, nous sommes maintenant rassurés au sujet de votre songe, et il n’y a plus qu’à renvoyer cet enfant en Perse, à ceux dont il tient le jour. »

Cyrus renvoyé en Perse (vers 560 av. J.C.)

Astyages renvoya en effet Cyrus en Perse. Cambyses et Mandane avaient cru que leur enfant était mort en naissant : Cyrus leur raconta tout ce qu’il venait d’apprendre; comment il avait été nourri par Spaco, la femme du bouvier, dont il ne cessait de se louer, et de répéter le nom. Son père et sa mère se servirent de ce nom pour persuader aux Perses que leur fils, conservé par une permission particulière des dieux, avait été nourri par une chienne dans le désert où Astyages l’avait fait exposer.

Complot formé par Harpagus (vers 553 av. J.C.)

Cyrus, à peine sorti de l’adolescence, devint le plus brave des jeunes gens de son âge. Cependant, Harpagus nourrissait un désir ardent de se venger d’Astyages. Il lui parut que Cyrus pourrait l’y aider; il lui envoya des présents et excita en secret son ambition. En même temps, il sondait les Mèdes, que le roi s’était aliénés par des traitements rigoureux, et tâchait de persuader aux grands d’ôter la couronne à Astyages pour la placer sur la tête de Cyrus.

Cette trame ourdie, et tout étant prêt, Harpagus voulut donner à Cyrus ses derniers avis. Comme ce prince était en Perse, et que les chemins étaient gardés, il ne put trouver, pour lui en faire part, d’autre expédient que celui-ci. Il se fit apporter un lièvre, lui ouvrit le ventre, sans en arracher le poil, y plaça sa lettre, et le recousit. Ensuite, il remit ce lièvre à celui de ses domestiques en qui il avait le plus de confiance, avec un filet; comme s’il eût été un chasseur, et lui ordonna de le porter en Perse, à Cyrus, et de lui dire, en le lui présentant, de l’ouvrir lui-même et sans témoins.

Le domestique exécuta cet ordre : Cyrus trouva la lettre qui lui apprit que les principaux de la nation abandonneraient Astyages le jour où Cyrus se présenterait à eux avec une armée.

Cyrus fait révolter les Perses contre Astyages (vers 553 av. J.C.)

Cyrus voulait affranchir son peuple de la domination des Mèdes. Après y avoir bien réfléchi, voici ce qu’il imagina. Il écrivit une lettre conforme à ses vues, l’ouvrit dans l’assemblée des Perses, et leur en fit lecture. Elle portait qu’Astyages le déclarait leur gouverneur. « Maintenant donc, » leur dit- il, « je vous commande de vous rendre tous ici, chacun avec une faux. » Lorsqu’ils furent réunis, il leur montra un canton de 18 à 20 stades, entièrement couvert de ronces et d’épines, et leur commanda de l’essarter tout entier en un jour. Ce travail achevé, il leur ordonna de se baigner le lendemain, et de se rendre ensuite auprès de lui. Au même endroit, on amena tout le bétail de son père, il le fit tuer et apprêter en mets exquis; il y avait aussi les meilleurs vins, de sorte qu’il leur donna un festin somptueux. Le repas fini, Cyrus leur demanda laquelle de ces deux conditions leur paraissait préférable. Ils s’écrièrent que, la veille, ils avaient éprouvé mille peines, au lieu qu’actuellement ils goûtaient toutes sortes de biens. « Perses », leur dit-il alors, « si vous vouliez m’obéir, vous jouirez de ces biens et d’une infinité d’autres. Si, au contraire, vous ne voulez pas suivre mes conseils, vous ne devez attendre que des peines pareilles à celles d’hier. Devenez donc libres, riches et heureux en m’obéissant ».

Première bataille entre les Perses et les Mèdes; Trahison d’Harpagus (vers 553 av. J.C.)

Les Perses, qui depuis longtemps, s’indignaient d’être assujettis aux Mèdes, saisirent avec joie l’occasion de se mettre en liberté. Quand Astyages eut connaissance des menées de Cyrus, il le manda auprès de lui par un exprès. Cyrus chargea le messager de dire au roi qu’il le verrait plus tôt qu’il ne souhaitait. Sur cette réponse, Astyages fît prendre les armes à tous les Mèdes, et donna le commandement de son armée à Harpagus. Quand on en vint aux mains, tous ceux à qui Harpagus n’avait pas fait part de ses projets se battirent avec courage; les autres, ou passèrent du côté des Perses, ou se comportèrent lâchement de dessein prémédité.

Seconde bataille : Astyages est fait prisonnier (vers 553 av. J.C.)

A cette nouvelle, Astyages ordonna qu’on mît en croix les mages, interprètes des songes; ensuite, avec ce qui restait de Mèdes dans la ville, jeunes et vieux, il marcha contre les Perses, et leur livra bataille. Il la perdit avec la plus grande partie de ses troupes, et tomba lui-même entre les mains des ennemis.

Harpagus était vengé, son roi était dans les fers. Il se présenta devant lui, l’insulta, et, entre autre reproches, lui demanda quel goût il trouvait à l’esclavage. Astyages lui fit voir qu’il était le plus inconséquent des hommes, puisque, pouvant se faire roi, il avait mis la couronne sur la tête d’un autre, et le plus injuste, puisque, pour une vengeance particulière, il avait mis sa patrie en servitude.

Astyages perdit ainsi la couronne après un règne de trente-cinq ans. Cyrus ne lui fit pas d’autre mal, et le garda près de lui jusqu’à sa mort.

La Lydie (vers 547 av. J.C.)

La Lydie, dont Cyrus allait faire la conquête, après s’être emparé de la Médie, était un pays situé dans la partie occidentale de l’Asie Mineure. Elle avait pour capitale la ville de Sardes, bâtie près du confluent du Pactole et de l’Hermus. Le Pactole roulait dans ses flots des paillettes d’or. De-là, la richesse tant vantée des rois lydiens.

Candaule et Gygès

Ce royaume resta longtemps obscur, quoiqu’on lui donne une dynastie d’Héraclides, c’est-à-dire de rois descendus d’Hercule. Le dernier de ces Héraclides fut Candaule. Platon et Cicéron racontent qu’un berger du roi, Gygès, avait trouvé dans les flancs d’un cheval d’airain un anneau merveilleux qui avait la propriété de rendre invisible celui qui le portait; que Gygès le prit, et qu’à l’aide de ce talisman il pénétra dans l’intérieur du palais, tua Candaule et usurpa son trône. Ce conte est ramené par Hérodote à des proportions plus acceptables. Candaule, par un sentiment mauvais de vanité, voulut que la reine fût vue sans voile par Gygès, un de ses gardes. Offensée par cette violation d’une coutume qui était respectée, même pour les femmes du peuple, la reine résolut de punir ce qu’elle estimait un outrage, et elle ne laissa à Gygès d’autre alternative que de tuer le roi ou de périr lui-même sur l’heure. Gygès frappa son maître et prit son trône (738 ou 720 av. J.C.).

Invasion des Cimmériens en Asie Mineure

Les Grecs avaient établi de nombreuses colonies le long de la côte asiatique de la mer Egée. Ces villes empêchant les Lydiens d’arriver jusqu’à la mer, Gygès commença contre elles une guerre qui dura près de deux siècles. Il prit une d’elles, Colophon. Son fils Ardys subjugua Priène et menaça Milet. Il faillit périr submergé par une invasion de Cimmériens qui, chassés de leur pays par les Scythes, comme on l’a vu, inondèrent l’Asie Mineure, tandis que les Scythes les cherchaient du côté du pays des Mèdes et des Assyriens. Ces Cimmériens prirent Sardes et jetèrent l’épouvante même dans les colonies grecques.

Nous ne savons ce qu’il advint des barbares. Le flot recula sans doute comme il était venu et se perdit; ou du moins ces barbares amollis, décimés par les maladies et la guerre, disparurent peu à peu. Alyatte (617 av. J.C.) en chassa les derniers restes, vers le même temps où Cyaxares se débarrassait des Scythes.

Siège de Milet par Alyatte

Le roi lydien reprit alors les projets de ses prédécesseurs contre les colonies grecques, surtout contre Milet. Incapable de la réduire par la force, il essaya de la dompter par la famine. Chaque été, dit Hérodote, dès que les fruits et les moissons commençaient à mûrir, le roi partait à la tête de son armée et la faisait marcher et camper au son des instruments. Arrivé sur le territoire des Milésiens, il respectait les habitations éparses dans les champs, au lieu de les livrer aux flammes, et n’en faisait pas même enlever les portes. Mais il détruisait entièrement les récoltes et les fruits, et se retirait ensuite. Les Milésiens étant maîtres de la mer, il était inutile de tenter un siège régulier de la ville avec une armée de terre. Quant aux maisons, en empêchant qu’on ne les abattît, son but était d’y rappeler les habitants, afin qu’ils pussent travailler la terre et l’ensemencer. En revenant l’année suivante, il trouvait toujours quelque chose à ravager.

Les Lydiens firent ainsi la guerre à ceux de Milet pendant onze ans. La douzième année, ayant mis le feu aux blés comme de coutume, le feu se communiqua à un temple de Minerve; presque aussitôt Alyatte tomba malade. Il fit consulter l’oracle de Delphes, qui répondit : « Le roi ne guérira qu’après avoir fait reconstruire le temple de la déesse ». Alyatte envoya alors demander aux Milésiens une trêve qui lui permît d’exécuter l’ordre de la pythie. Thrasybule, tyran de Milet, instruit par Périandre, tyran de Corinthe, de la réponse du dieu, imagina le stratagème suivant : il fit porter sur la place publique tout ce qu’il y avait dans la ville de provisions de bouche, et ordonna aux Milésiens, dès qu’il en donnerait l’avis de les consommer en festins et en repas, où ils s’inviteraient tour à tour. Ces ordres furent suivis. Thrasybule avait prévu que, lorsque l’envoyé venu de Sardes verrait la grande quantité de vivres prodigués sur la place publique, et les citoyens occupés de fêtes et de divertissements, il ne manquerait pas d’en informer Alyatte; c’est ce qui arriva. Le héraut, après avoir communiqué à Thrasybule les propositions du roi de Lydie, revint à Sardes, et raconta tout ce qu’il avait vu. Alyatte avait cru jusqu’alors que la famine désolait Milet et que le peuple y était réduit aux dernières extrémités; détrompé par le récit de son envoyé, il consentit à la paix, et, au lieu d’un temple, en fit bâtir deux.

Crésus

Crésus succéda, en 560 av. J.C., à son père Alyatte. Il avait bien employé les premières années de son règne. Il avait soumis la grande ville d’Ephèse et tous les Grecs de la côte d’Asie, qui furent obligés de lui payer tribut. Mis en goût par cette conquête, il voulut en faire une autre et pensa à équiper une flotte pour attaquer les Grecs insulaires. Tout était prêt pour la construction des vaisseaux, lorsque Bias de Priène, vint à Sardes. Crésus lui demanda s’il y avait en Grèce quelque chose de nouveau. « Prince », répondit-il, « les insulaires achètent une grande quantité de chevaux dans le dessein de venir attaquer Sardes, et de vous faire la guerre. – Puissent les dieux », s’écria Crésus, « inspirer aux insulaires le dessein de venir attaquer les Lydiens avec de la cavalerie ! – Il me semble, seigneur », répliqua Bias, « que vous désirez ardemment de les rencontrer à cheval sur le continent, et vos espérances sont fondées; mais depuis qu’ils ont appris que vous faisiez équiper une flotte pour les attaquer, pensez-vous qu’ils souhaitent autre chose que de surprendre les Lydiens en mer? » Crésus, éclairé par cette réponse, abandonna son projet, et fit alliance avec les Ioniens des îles.

Quelque temps après, il subjugua presque toutes les nations en-deçà du fleuve Halys, excepté les Ciliciens et les Lyciens.

Crésus et Solon

Tant de conquêtes ajoutées au royaume de Lydie avaient rendu la ville de Sardes très florissante. Tous les sages de la Grèce s’y rendirent, entre autres Solon l’Athénien, qui voyageait pour s’instruire des coutumes des peuples étrangers. Crésus le reçut avec distinction, lui montra tous ses trésors, et lui dit : « Vous avez voyagé beaucoup, quel est l’homme le plus heureux que vous avez vu ? » Il faisait cette question, parce qu’il se croyait lui-même le plus heureux des hommes. « C’est Tellus d’Athènes, » dit Solon. Crésus étonné : « Sur quoi donc », demanda-t-il, « estimez-vous Tellus si heureux? – Parce qu’il a vécu dans une ville florissante », reprit Solon; « qu’il a eu des enfants beaux et vertueux; que chacun d’eux lui a donné des petits-fils, qui tous lui ont survécu; et que, enfin, après avoir joui d’une fortune considérable, relativement à celles de notre pays, il a terminé ses jours d’une manière éclatante. Car dans un combat des Athéniens contre leurs voisins à Eleusis, il combattit vaillamment, mit en fuite les ennemis, et mourut avec gloire. Les Athéniens lui érigèrent un monument aux frais de l’Etat, dans l’endroit même où il était tombé, et lui rendirent de grands honneurs. »

Crésus pensa que la seconde place au moins lui appartiendrait. « Après Tellus, les plus heureux », répondit Solon, « furent Cléobis et Biton; ils étaient Argiens, jouissaient d’un bien honnête, et avaient remporté des prix aux jeux publics. Leur mère était prêtresse de Junon, et, dans les cérémonies de cette divinité, il fallait absolument qu’elle se rendît au temple sur un char traîné par un couple de boeufs. Le jour de la fête de Junon, il se trouva que les boeufs n’étaient pas encore revenus des champs, les deux jeunes gens se mirent eux-mêmes sous le joug, et, tirant le char sur lequel leur mère était montée, le conduisirent ainsi l’espace de 45 stades, jusqu’au temple de la déesse. Les Argiens louèrent leur piété envers les dieux et envers leur mère, et les Argiennes félicitèrent la prêtresse d’avoir de tels enfants. Celle-ci, comblée de joie, et, debout aux pieds de la statue, pria la déesse d’accorder à ses deux fils le plus grand bonheur que pût obtenir un mortel. Cette prière finie, elle accomplit le sacrifice. Après le festin ordinaire dans ces sortes de fêtes, les deux jeunes gens s’endormirent dans le temple, mais ne se réveillèrent plus. La déesse avait voulu les soustraire aux misères de la vie. Pour consacrer leur mémoire, les Argiens envoyèrent leurs statues au temple de Delphes.


Athénien », répliqua Crésus en colère, « faites-vous donc si peu de cas de ma félicité, que vous me jugiez indigne d’être comparé avec de simples citoyens ? – Seigneur », reprit Solon, « vous me demandez ce que je pense de la vie humaine; ai-je donc pu répondre autrement? Je donne à un homme 70 ans pour le plus long terme de sa vie. Ces 70 ans font 25550 jours. Or, de ces 25550 jours, vous n’en trouverez pas un qui amène un événement absolument semblable. Il faut donc convenir que l’homme est sujet à mille accidents. Vous avez certainement des richesses considérables, et vous régnez sur un peuple nombreux; mais je ne puis répondre à votre question, que je ne sache si vous avez fini vos jours dans la prospérité. A une belle vie il faut joindre une belle mort, pour mériter d’être appelé heureux1. »

Ainsi parla Solon. Il n’avait rien dit d’agréable à Crésus et fut renvoyé de la cour. Il est probable qu’on traita de grossier un homme qui, sans égard aux biens présents, voulait qu’en tout on envisageât la fin.

1. Si le récit d’Hérodote sur la visite de Solon à Crésus est vrai, la chronologie force d’admettre que Solon ne vit Crésus qu’alors qu’il était associé à ton père Alyatte et gouverneur pour lui d’Adramytte. Crésus ne devint roi qu’à 560 av. J.C., Solon était alors de retour à Athènes (récit d’Hérodote).

Meurtre du fils de Crésus

Crésus avait deux fils : l’un était muet; l’autre surpassait en tous les jeunes gens de son âge : il se nommait Atys. Un songe indiqua à Crésus qu’Atys périrait d’une arme de fer. Le roi, tremblant pour son fils, l’éloigna des armées, et fit ôter les dards, les piques des appartements où elles étaient suspendues, de peur qu’il n’en tombât quelqu’une sur son fils.

A cette époque, il vint à Sardes un malheureux dont les mains étaient impures : c’était un Phrygien, issu du sang royal, qui pria Crésus de le purifier. Après la cérémonie, le roi voulut savoir qui il était. « Seigneur, je suis fils de Gordius, et petit-fils de Midas : je m’appelle Adraste; j’ai tué mon frère sans le vouloir. Chassé par mon père, je suis venu chercher ici un asile. – Vous sortez », reprit Crésus, « d’une maison que j’aime. Vous êtes chez des amis; rien ne vous manquera dans mon palais, tant que vous jugerez à propos d’y rester. Supportez votre malheur avec patience, c’est le moyen de l’adoucir. » Adraste demeura donc à la cour de Crésus.

Dans ce même temps, il parut en Mysie un sanglier d’une grosseur énorme, qui, descendant du mont Olympe, faisait un grand dégât dans les campagnes. Les Mysiens l’avaient attaqué à diverses reprises, sans lui faire aucun mal, tandis qu’il leur en avait fait beaucoup. Ils demandèrent à Crésus de leur envoyer son fils pour en purger le pays : « Ne me parlez pas de mon fils », répondit le roi, « je ne puis vous l’envoyer, mais je vous donnerai mon équipage de chasse, avec l’élite de la jeunesse lydienne. »

Atys avait tout entendu; il se plaignit à son père qu’on lui interdît tout moyen de se distinguer, et lui représenta qu’il ne saisissait pas bien le sens de l’oracle. « Les dieux vous ont fait connaître que je devais périr d’une arme de fer. Mais un sanglier a-t-il des mains? Est-il armé de ce fer aigu que vous craignez ? » Crésus se laissa persuader, et permit à son fils d’aller à cette chasse; mais il le plaça sous la garde d’Adraste, qui jura de le ramener sain et sauf, autant du moins qu’il dépendrait de son gardien.

Le prince et lui, partirent avec une troupe de gens d’élite et la meute du roi. Arrivés au mont Olympe, on cherche le sanglier, on le trouve, on l’environne, on lance sur lui des traits. Le javelot d’Adraste manque la bête et frappe le fils de Crésus.

Les Lydiens ramenèrent à Sardes le corps du jeune prince, suivi du meurtrier. Adraste, debout devant le cadavre, les mains étendues vers Crésus, le conjure de l’immoler sur son fils, la vie lui étant devenue odieuse, depuis qu’à son premier crime il en a ajouté un second, en tuant le fils de celui qui l’avait purifié. Quoique accablé de douleur, Crésus s’y refusa. La cérémonie des funérailles achevée, comme un silence lugubre régnait encore dans l’assemblée, on vit cet Adraste, qui avait été le meurtrier involontaire de son frère et du fils de son hôte, terminer lui-même sa vie misérable, en se tuant sur le tombeau d’Atys.

Crésus consulte les oracles de la Grèce (vers 550-547 av. J.C.)

Crésus pleura deux ans la mort de son fils. Mais les révolutions qui agitèrent la haute Asie, l’empire d’Astyage renversé, celui de Cyrus élevé sur ses ruines et croissant chaque jour, lui firent mettre un terme à sa douleur. Il ne pensa plus qu’aux moyens de réprimer cette puissance, avant qu’elle devînt menaçante pour lui-même. Tout occupé de cette pensée, il résolut de consulter les oracles les plus fameux. Il envoya des députés en divers endroits, surtout à Delphes, en Grèce, et au temple de Jupiter Ammon, en Afrique, pour éprouver les oracles; il se promettait de consulter une seconde fois, pour savoir s’il devait faire la guerre aux Perses, ceux-là seulement dont il aurait reconnu la véracité.

Il fit partir ces députés le même jour de Sardes et leur commanda de ne se présenter devant l’oracle que le centième jour depuis leur départ, de demander ce que Crésus, fils d’Alyatte, roi de Lydie, faisait en ce moment-là, et de lui rapporter par écrit la réponse de chaque oracle. On ne connaît que la réponse de l’oracle de Delphes. Sitôt que les Lydiens furent entrés dans le temple, la pythie1 leur dit : « Je connais le nombre des grains de sable et les bornes de la mer; je comprends la langue du muet; j’entends la voix de celui qui ne parle point. Mes sens sont frappés de l’odeur d’une tortue qu’on fait cuire avec de la chair d’agneau dans une chaudière d’airain. »

Les Lydiens mirent par écrit cette réponse et revinrent à Sardes. Quand tous les autres furent de retour, Crésus ouvrit leurs lettres. Dès qu’il eut entendu les paroles de l’oracle de Delphes, il les reconnut pour vraies, et adora le dieu. Il avait, en effet, après le départ des députés, imaginé la chose la plus impossible à deviner, il avait coupé lui-même par morceaux une tortue et un agneau qu’il avait fait cuire ensemble dans un vase d’airain.

Il chercha alors à se rendre le dieu propice par de somptueux sacrifices et une profusion de richesses offertes à son temple ou anéanties en son honneur. Il fit immoler 3000 victimes, brûler sur un grand bûcher, des lits dorés et argentés, des robes de pourpre et d’autres tissus précieux. Enfin il déposa dans le temple une prodigieuse quantité de vases d’or et d’argent.

Les Lydiens, chargés de porter ces présents à Delphes, avaient ordre de demander à l’oracle si Crésus devait faire la guerre aux Perses. La pythie répondit que, dans ce cas, il détruirait un grand empire, et elle lui conseilla de rechercher l’amitié des Etats de la Grèce, qu’il aurait reconnus pour les plus puissants.

Il demanda encore si sa monarchie serait de longue durée; il lui fut répondu : « Quand un mulet sera roi des Mèdes, fuis alors, Lydien, sur les bords de l’Hermus : garde toi de résister, et ne rougis point de ta lâcheté. »

1. La pythie était la prêtresse dont les paroles étaient arrangées par les prêtres de manière à présenter un sens qu’ils pussent donner comme la réponse du dieu.

Alliance de Crésus avec Lacédémone (vers 550-547 av. J.C.)

Le roi rechercha alors avec soin quels étaient les peuples les plus puissants de la Grèce; il trouva que les Lacédémoniens et les Athéniens tenaient le premier rang, mais que ceux-ci étaient divisés par des factions. Il envoya, en conséquence, des ambassadeurs aux Spartiates avec des présents, pour les prier de s’allier avec lui.

Charmés de cette préférence et de sa générosité, ils promirent d’être prêts à lui donner du secours au premier avis.

Crésus attaque les Perses (vers 550-547 av. J.C.)

Alors il se décida à prévenir les Perses. Tandis qu’il faisait ses préparatifs, un Lydien, qui s’était acquis la réputation d’homme sage, vint lui parler ainsi : « Seigneur, vous vous disposez à combattre des peuples habitants d’un pays rude et stérile, qui ne sont vêtus que de peaux, et ne connaissent ni le vin ni les figues, ni aucun fruit agréable. Vainqueur, qu’en-lèverez-vous à des gens qui n’ont rien? Vaincu, considérez que de biens vous allez perdre! S’ils goûtent une fois les douceurs de notre pays, ils ne voudront plus y renoncer; nul moyen pour nous de les chasser. Quant à moi, je rends grâces aux dieux de ce qu’ils n’inspirent pas aux Perses le dessein d’attaquer les Lydiens. » On a vu plus haut qu’Astyages était beau-frère de Crésus. La chute de ce prince fournissait donc au roi de Lydie un prétexte plausible de commencer les hostilités. Il leva une nombreuse armée et entreprit de conquérir la Cappadoce.

Première bataille entre les Lydiens et les Perses (vers 550-547 av. J.C.)

Arrivé sur les bords de l’Halys, Crésus se trouva fort embarrassé de le franchir. Thalès de Milet, qui était alors au camp, fit passer à la droite de l’armée le fleuve qui coulait à la gauche, en creusant au-dessus et en arrière du camp, un canal profond en forme de croissant, où le fleuve fut détourné, de l’ancien canal dans le nouveau, puis rentra dans son ancien lit.

A cette nouvelle Cyrus accourut avec une nombreuse armée, et envoya des hérauts aux Ioniens pour les engager à se révolter contre Crésus, ce qu’ils refusèrent de faire. Les deux armées préludèrent par de violentes escarmouches à une action générale, qui fut vive, et où il périt beaucoup de monde des deux côtés. La nuit sépara les combattants, sans que la victoire se fût déclarée en faveur de l’un ou de l’autre parti.

Seconde bataille; défaite des Lydiens (vers 550-547 av. J.C.)

Crésus se reprocha alors de n’avoir pas amené autant de troupes que l’ennemi; il retourna à Sardes, dans le dessein d’appeler à son secours tous ses alliés les Egyptiens, les Babyloniens et les Spartiates. Il comptait passer l’hiver tranquillement, ne s’imaginant pas que les Perses qui n’avaient remporté aucun avantage sur lui, osassent s’aventurer si loin de leur pays.

Cyrus, au contraire, s’avança, avec la plus grande diligence, vers Sardes, pour ne pas laisser aux Lydiens le temps d’assembler de nouvelles forces, et porta lui-même à Crésus la nouvelle de sa marche. Ce prince, quoique fort inquiet de voir ses mesures déconcertées, ne laissa pas de faire sortir les Lydiens de la ville et de les mener au combat. Il n’y avait pas alors en Asie de nation plus brave que ce peuple. Ils combattaient à cheval avec de longues piques, et étaient excellents cavaliers.

A la vue des Lydiens rangés en bataille dans une vaste plaine, en avant de la ville, Cyrus craignit que cette immense cavalerie n’écrasât son armée. Il rassembla, dit Hérodote, tous les chameaux qui étaient dans son camp, et les plaça en tête de ses troupes, parce que le cheval craint le chameau, et n’en peut soutenir ni la vue ni l’odeur1. Par cette disposition, il comptait rendre inutile la cavalerie sur laquelle Crésus fondait l’espérance d’une victoire éclatante. En effet, dès que l’action fut engagée, les Lydiens ne purent maîtriser leurs chevaux; ils ne prirent cependant pas, pour cela, l’épouvante, mais descendirent de cheval et combattirent à pied. Après une perte considérable, ils furent contraints de prendre la fuite et se renfermèrent dans leurs murailles, où les Perses les assiégèrent.

1. Cette assertion d’Hérodote est une erreur. Il n’y a pas de caravane où des chameaux et des chevaux ne soient mêlés.

Prise de Sardes (vers 550-547 av. J.C.)

Crésus crut que ce siège traînerait en longueur; il fit partir de nouveaux ambassadeurs vers ses alliés. Les premiers n’avaient fixé le rendez-vous à Sardes qu’au cinquième mois; les seconds demandèrent les plus prompts secours. Mais la ville fut prise avant même que les alliés de Crésus se fussent mis en route.

Le quatorzième jour du siège, Cyrus fit publier par des cavaliers envoyés dans tout le camp, qu’il donnerait une récompense à celui qui monterait le premier sur la muraille. Cette promesse excita le zèle de bien des soldats, mais toutes les tentatives restèrent sans succès. Il y avait un endroit de la citadelle, escarpé, inexpugnable et où pour cette raison l’on n’avait pas mis de sentinelles. Les Lydiens racontaient que cette partie de la citadelle était la seule par où Mélès, autrefois roi de Sardes, n’avait pas fait porter un lion qui était né de sa femme. Les devins de Telmesse lui avaient prédit que Sardes serait imprenable, si l’on portait ce lion autour des murailles. Sur cette prédiction, Mélès l’avait fait porter partout où l’on pouvait attaquer et forcer la citadelle. Mais il avait négligé le côté qui regarde le mont Tmolus. Or un soldat de Cyrus, nommé Hyroaedès, aperçut un Lydien descendant par cet endroit, pour ramasser son casque qui avait roulé du haut en bas, et le vit remonter par le même chemin. Il suivit ses traces avec d’autres Perses; la citadelle fut forcée et la ville prise.

Sort de Crésus (vers 550-547 av. J.C.)

Les Grecs ne pouvaient admettre que les choses se fussent passées avec cette simplicité, que ce grand royaume fût tout naturellement tombé après une bataille, et que ce roi si pieux envers les divinités de la Grèce eût disparu de la scène sans que quelque habitant de l’Olympe eût montré qu’il gardait souvenir de ses offrandes. Aussi faisaient-ils de longs et merveilleux récits sur sa captivité.

Quant à Crésus, dit Hérodote, voici quel fut son sort. Il avait un fils; ce fils avait toutes sortes de bonnes qualités, mais il était muet. Dans le temps de sa prospérité, Crésus avait mis tout en usage pour le guérir, et, entres autres moyens, avait eu recours à l’oracle de Delphes. La pythie avait répondu : « Lydien, roi de plusieurs peuples, insensé Crésus, ne demande pas d’entendre la voix tant désirée de ton fils: Il commencera de parler le jour où commenceront tes malheurs. »

Après la prise de la ville, un Perse allait tuer Crésus sans le connaître. Le jeune prince, saisi d’effroi à cette vue, fit un effort qui lui rendit la voix : « Soldat », s’écria-t-il, « ne tue pas Crésus. » Ce furent ses premiers mots, et il conserva la faculté de parler le reste de sa vie.

Ainsi, à la prise de Sardes, les Perses ajoutèrent celle de Crésus. Il avait régné 14 ans, soutenu un siège d’autant de jours, et, conformément à l’oracle, détruit un grand empire. Les Perses, qui l’avaient fait prisonnier, le menèrent à Cyrus. Celui-ci le fit monter, chargé de fers et entouré de 14 jeunes Lydiens, sur un bûcher dressé exprès. Crésus se rappela alors les paroles de Solon : il en reconnut la vérité et jeta de profonds soupirs en prononçant trois fois son nom. Cyrus lui fit demander par ses interprètes quel était celui qu’il invoquait. « C’est un homme », dit-il, « dont je préférerais l’entretien aux richesses de tous les rois. » Et il raconta qu’autrefois Solon d’Athènes était venu à sa cour; qu’ayant contemplé toutes ses richesses, il n’en avait fait aucun cas; que tout ce qu’il avait dit se trouvait confirmé par l’événement, et que les avertissements de ce philosophe ne le regardaient pas plus, lui en particulier, que tous les hommes en général, et principalement ceux qui se croyaient heureux. Cyrus, en apprenant de ses interprètes la réponse de ce prince, se repentit de l’ordre cruel qu’il avait donné. Il songea qu’il était homme, que cependant il faisait brûler un homme qui n’avait pas été moins heureux que lui, que la vengeance des dieux viendrait peut-être, à son tour, le frapper. En conséquence, il ordonna d’éteindre promptement le bûcher, mais les plus grands efforts ne purent surmonter la violence des flammes.

Depuis ce jour, Cyrus traita Crésus avec beaucoup d’égards; il lui dit même : « Demandez-moi ce qu’il vous plaira, vous l’obtiendrez sur-le-champ. – Seigneur », répondit Crésus, « la plus grande faveur serait de me permettre d’envoyer au dieu des Grecs, celui de tous les dieux que j’ai le plus honoré, les fers que voici, avec ordre de lui demander s’il lui est permis de tromper ceux qui ont bien mérité de lui. » Le roi le lui accorda en riant. Crésus envoya donc des Lydiens à Delphes, avec ordre de demander au dieu s’il ne rougissait pas d’avoir, par ses oracles, excité Crésus à la guerre contre les Perses, et de lui montrer ses chaînes, seul trophée qu’il pût lui offrir de cette expédition, en disant : « Est-il dans l’usage des dieux de la Grèce d’être ingrats pour leurs serviteurs? »

Les Lydiens exécutèrent, à leur arrivée à Delphes, les ordres de Crésus; on assure que la pythie leur fit cette réponse : « Il est impossible, même à un dieu, d’éviter le sort marqué par les destins. Crésus est puni du crime de son cinquième ancêtre (Gygès), qui, simple garde d’un roi de la lignée des Héraclides, se prêta aux instigations d’une femme artificieuse, tua son maître et s’empara de la couronne, à laquelle il n’avait aucun droit. Apollon a mis tout en usage pour détourner de Crésus le malheur, et ne le faire tomber que sur ses enfants; mais il ne lui a pas été possible de fléchir les Parques. Tout ce qu’elles ont accordé à ses prières, il en a gratifié ce prince. Il a reculé de trois ans la prise de Sardes. Que Crésus sache donc qu’il a été fait prisonnier trois ans plus tard qu’il n’était porté par les destins ».


En second lieu, le dieu l’a secouru, lorsqu’il allait devenir la proie des flammes. Quant à l’oracle rendu, Crésus a tort de se plaindre. Apollon lui avait prédit qu’en faisant la guerre aux Perses, il détruirait un grand empire. Pourquoi n’a-t-il pas demandé au dieu de quel empire il s’agissait ? N’ayant ni saisi le sens de l’oracle, ni fait interroger de nouveau le dieu, qu’il ne s’en prenne qu’à lui-même. Il n’a pas non plus compris la réponse d’Apollon, relativement au mulet. Cyrus était ce mulet, les auteurs de ses jours étant de deux nations différentes : sa mère était Mède et fille du roi Astyages; son père était Perse et sujet des Mèdes. » Quand les Lydiens communiquèrent à Crésus cette réponse, il reconnut que son malheur provenait de sa faute et n’était pas celle du dieu.

Les Grecs d’Asie menacés par les Perses (vers 547 av. J.C.)

Avant la prise de Sardes, les Grecs de l’Ionie et de l’Eolide avaient rejeté l’alliance de Cyrus. Dès qu’ils apprirent la chute du royaume des Lydiens, ils prièrent Cyrus de les recevoir au nombre de ses sujets, aux mêmes conditions qu’ils l’avaient été de Crésus. Le prince répondit par cet apologue : « Un joueur de flûte aperçut un jour des poissons dans la mer; il joua de la flûte, s’imaginant qu’ils viendraient à lui : trompé dans son attente, il prit un filet, enveloppa une grande quantité de poissons qu’il tira sur le bord; et comme il les vit sauter : Cessez », leur dit-il, « cessez maintenant de danser, puisque vous n’avez pas voulu le faire au son de la flûte. »

Sur le rapport de leurs députés, les Ioniens fortifièrent leurs villes et résolurent de demander du secours à Sparte.

Ambassade des Spartiates à Cyrus (vers 547 av. J.C.)

Les ambassadeurs des Ioniens et des Eoliens se rendirent en diligence dans cette ville, et choisirent un Phocéen, nommé Pythernos, pour porter la parole au nom de tous les autres. Pythernos se revêtit d’une robe de pourpre, espérant qu’à la nouvelle qu’un si magnifique orateur allait parler, les Spartiates se trouveraient à l’assemblée en plus grand nombre. Quand elle fut réunie, il les exhorta, par un long discours, à prendre la défense des Grecs asiatiques, mais les Lacédémoniens résolurent entre eux de n’accorder aucun secours. Toutefois, ils ne laissèrent pas de faire partir sur un vaisseau à cinquante rames des gens qui devaient observer l’état où se trouvaient les affaires de Cyrus et de l’Ionie. Lorsque le vaisseau fut arrivé à Phocée, ces députés envoyèrent à Sardes le plus considérable d’entre eux, Lacrinès, pour faire part à Cyrus d’un décret des Lacédémoniens, où il était dit que le roi se gardât bien de faire tort à aucune ville de la Grèce, attendu que Sparte ne le souffrirait pas.

Lacrinès exécuta cette commission; on dit que Cyrus demanda aux Grecs, qui étaient présents, quelle sorte d’hommes c’étaient que les Lacédémoniens, et quelles étaient leurs forces pour oser lui faire de pareilles défenses. Sur leur réponse, il dit : « Si les dieux me conservent la santé, ils auront plus sujet de s’entretenir de leurs malheurs que de ceux des Ioniens. »

Révolte des Lydiens sous Pactyas (vers 547 av. J.C.)

Cyrus chargea le Lydien Pactyas de transporter en Perse les trésors de Crésus, et il retourna à Ecbatane. Il ne fut pas plus tôt éloigné de Sardes que Pactyas fit soulever les Lydiens. Comme il avait entre les mains de grandes richesses, il se rendit dans les villes grecques du bord de la mer, prit des troupes à sa solde, et revint à Sardes assiéger la citadelle.

Cyrus ne s’arrêta pas pour cette équipée, mais envoya un Mède, nommé Mazarès, avec ordre de délivrer la citadelle et surtout de lui amener Pactyas vivant.

Le droit d’asile chez les Grecs (vers 547 av. J.C.)

Pactyas, à la nouvelle qu’une armée marchait contre lui, prit l’épouvante et se sauva à Cyme. Mazarès somma les habitants de lui livrer le fugitif. Avant de répondre, ils consultèrent l’oracle des Branchides; la réponse fut qu’ils devaient le livrer. On se disposait à obéir au dieu, quand Aristodicos, homme de distinction parmi les Cyméens, empêcha qu’on exécutât cette résolution jusqu’à ce qu’on eût fait au sujet de Pactyas une seconde députation, dans laquelle il fut admis.

Le dieu lui fit la même réponse que la première fois. Alors, Aristodicos alla autour du temple et chassa les oiseaux qui y avaient fait leurs nids. Hérodote raconte qu’à ce moment une voix sortit du sanctuaire qui disait : « O le plus scélérat des hommes! As-tu bien la hardiesse d’arracher de mon temple mes suppliants? » et qu’Aristodicos, sans se déconcerter, répondit : « Quoi ! Grand dieu, vous protégez vous-même vos suppliants, et vous ordonnez aux Cyméens de livrer le leur? – Oui, je le veux, reprit la même voix; et c’est afin qu’ayant commis une impiété, vous en périssiez plus tôt, et que vous ne veniez plus consulter l’oracle pour savoir si vous devez livrer des suppliants. »

Sur le rapport des députés, les Cyméens envoyèrent Pactyas dans l’île de Lesbos, ne voulant ni s’exposer à périr en le livrant, ni se faire assiéger en continuant de lui donner un asile. Mazarès fit aussitôt réclamer Pactyas auprès des Mityléniens, et ils se disposaient à le lui remettre moyennant une certaine somme d’argent, lorsque les Cyméens, qui eurent connaissance de ce marché honteux, envoyèrent à Mitylène, capitale de l’île de Lesbos, un vaisseau pour transporter Pactyas à Chios.

Mais les habitants de cette île l’arrachèrent du temple de Minerve et le livrèrent à Mazarès, à condition qu’on leur donnerait l’Atarnée, pays de la Mysie, vis-à-vis de Lesbos. Lorsque les Perses eurent Pactyas en leur puissance, ils le gardèrent étroitement à dessein de le présenter à Cyrus. Depuis cet événement, il se passa beaucoup de temps sans que les habitants de Chios osassent, dans les sacrifies, répandre sur la tête de la victime de l’orge d’Atarnée, ni offrir à aucun dieu des gâteaux faits avec de la farine de ce canton; on excluait des temples tout ce qui en provenait.

Soumission des Grecs d’Asie aux Perses (vers 547-540 av. J.C.)

Harpagus succéda à Mazarès dans le commandement de l’armée. C’était à lui qu’Astyages avait donné un repas abominable. Il acheva de soumettre les Grecs d’Asie. Il forçait d’abord les habitants à se renfermer dans leurs cités, et se rendait maître ensuite des villes au moyen de terrasses qu’il faisait élever près des murs. Phocée fut la première qu’il attaqua de la sorte. Les habitants, quand ils se virent sur le point d’être forcés, montèrent sur leurs vaisseaux et allèrent chercher une autre patrie. Les Téiens firent de même et se réfugièrent en Thrace.

Ces peuples furent les seuls, parmi les Ioniens, qui aimèrent mieux abandonner leur patrie que de porter le joug. Il est vrai que le reste des Ioniens, si l’on excepte ceux de Milet, en vinrent courageusement aux mains avec Harpagus; mais ils furent vaincus et contraints de se soumettre. Quant aux Milésiens, ils avaient, avant tous les autres, prêté serment de fidélité à Cyrus. Les Ioniens qui habitaient les îles, se rendirent d’eux-mêmes.

Soumission des Cnidiens et de la Carie (vers 547-540 av. J.C.)

Harpagus soumit ensuite les Cariens. Près de ceux-ci étaient les Cnidiens, dont le pays, sauf un espace de cinq stades (925 mètres), était environné par la mer. Les Cnidiens, pour faire de leur pays une île, entreprirent de couper cet isthme, pendant qu’Harpagus était occupé à la conquête de l’Ionie. Ils employèrent à ce travail un grand nombre d’ouvriers; mais les éclats de pierre les blessaient d’une manière qui leur parut extraordinaire. Ils envoyèrent demander à Delphes quelle était la puissance qui s’opposait à leurs efforts. La pythie répondit: « Ne fortifiez pas l’isthme, et ne le creusez pas. Jupiter aurait fait une île de votre pays, si c’eût été sa volonté. » Sur cette réponse, ils cessèrent de creuser, et lorsque Harpagus se présenta avec son armée, ils se rendirent sans combattre.

Résistance héroïque des Lyciens (vers 547-540 av. J.C.)

Les Lyciens au contraire marchèrent à sa rencontre quoiqu’ils ne fussent qu’une poignée d’hommes. Après des prodiges de valeur, ils furent rejetés dans leur ville; alors ils portèrent dans la citadelle leurs richesses, y rassemblèrent leurs femmes, leurs enfants, leurs esclaves, puis y mirent le feu et la réduisirent en cendres, avec tout ce qu’elle renfermait. Tandis qu’elle brûlait ils firent une sortie et périrent tous en combattant. Harpagus n’eut, de même, de la citadelle de Caune, que ses ruines, car les Cauniens suivirent l’exemple des Lyciens.

Conquête par Cyrus de la Haute Asie (vers 547-540 av. J.C.)

Pendant qu’Harpagus ravageait l’Asie Mineure Cyrus subjuguait en personne toutes les nations de l’Asie supérieure. Nous ne connaissons pas les combats qu’il eut à livrer pour étendre son empire jusqu’au fleuve Iaxartes au Nord, et à l’Est jusque vers l’Indus. Une seule de ces guerres a été racontée par Hérodote avec quelques détails, la prise de Babylone.

Travaux de Nitocris à Babylone (vers 560 av. J.C.)

La reine Nitocris épouse de Nabuchodonosor, venait d’exécuter dans Babylone de grands travaux. Elle avait vu que la puissance des Mèdes croissait tous les jours, et elle avait fortifié contre eux la Babylonie, en faisant creuser des canaux dans lesquels elle détourna l’Euphrate, de sorte que ce fleuve devint extrêmement sinueux au-dessus de Babylone, à ce point qu’il passa trois fois auprès d’Ardérica, bourgade d’Assyrie. Maintenant, encore, dit Hérodote, ceux qui descendent l’Euphrate pour aller à Babylone voient trois fois ce bourg à trois jours différents. Nitocris fit ensuite creuser un lac destiné à recevoir les eaux du fleuve quand il déborde. Il avait 420 stades ou 78 kilom1 de tour, et on en revêtit les bords de pierres.

Le premier de ces deux ouvrages, à savoir l’Euphrate, rendu sinueux, avait pour but d’en ralentir l’impétuosité, en l’obligeant à faire de nombreux détours. Le second, c’est-à-dire le lac, devait régulariser son cours en recevant les eaux dans les débordements, et alimentant le fleuve dans les sécheresses. En outre, Nitocris avait ainsi couvert la grande plaine qui précède sa capitale, d’obstacles qu’elle croyait insurmontables.

Cette même reine se fit ériger un tombeau sur la terrasse d’une des portes de la ville les plus fréquentées, avec l’inscription suivante : « Si quelqu’un des rois qui me succéderont à Babylone vient à manquer d’argent, qu’il ouvre ce sépulcre, et qu’il en prenne autant qu’il voudra; mais qu’il se garde bien de l’ouvrir par d’autres motifs, et s’il n’en a un très grand besoin, cette infraction lui serait funeste. »

Ce tombeau demeura fermé jusqu’au règne de Darius. Ce prince, fâché de ne pas faire usage de cette porte, parce qu’il n’aurait pu y passer sans avoir un corps mort au-dessus de sa tête, ce qui, selon les Perses, eût été une souillure, et de ne pas se servir de l’argent qui y était en dépôt, le fit ouvrir; mais il n’y trouva que le corps de Nitocris, avec cette inscription : « Si tu n’avais pas été insatiable d’argent, et avide d’un gain honteux, tu n’aurais pas ouvert les tombeaux des morts. »

1. La coudée grecque valait 0,463 m. Le stade valait 400 coudées ou 185m.

Marche de Cyrus contre Babylone; le Gyndès (vers 540 av. J.C.)

Ce fut contre le fils de cette reine que Cyrus fit marcher ses troupes. Il s’appelait Labynit.

Le grand roi, dit Hérodote, ne se met pas en campagne qu’il n’ait avec lui beaucoup de vivres et de bétail. On porte aussi à sa suite de l’eau de Choaspes, fleuve qui passe à Suses. Le roi n’en boit pas d’autre. On la renferme dans des vases d’argent, après l’avoir fait bouillir, et on la transporte à la suite du prince sur des chariots à quatre roues, traînés par des mulets.

Comme l’armée traversait le Gyndès, affluent du Tigre, un des chevaux blancs que les Perses consacraient au soleil, et qui suivaient toujours le roi, se noya dans le courant. Cyrus se fâcha contre le fleuve, comme contre un ennemi, et le menaça de le rendre si petit et si faible, que les femmes mômes pourraient le traverser sans se mouiller les genoux. Aussitôt il suspend l’expédition, partage son armée en deux corps, trace au cordeau, de chaque côté de la rivière, 180 canaux, qui venaient y aboutir en tous sens, et les fait ensuite creuser par ses troupes. On en vint à bout, parce qu’on y employa un grand nombre de travailleurs; mais cette entreprise les occupa pendant tout l’été.

Défaite des Babyloniens : siège de leur ville (vers 540 av. J.C.)

Au printemps suivant les Babyloniens mirent leurs troupes en campagne, mais furent vaincus et se renfermèrent derrière leurs murs.

Comme ils appréhendaient depuis longtemps cette attaque, ils avaient amassé des provisions pour un grand nombre d’années. Aussi ne s’inquiétaient-ils pas d’un siège. Cyrus, au contraire, finit par se trouver fort embarrassé devant ces hautes murailles : au bout de plusieurs mois, il n’était pas plus avancé que le premier jour.

La pensée lui vint puisqu’il ne pouvait forcer ni les portes, ni les murs, de s’ouvrir une route par le lit de l’Euphrate. Il plaça une moitié de son armée, à l’endroit où l’Euphrate entre dans Babylone, l’autre moitié à l’endroit d’où il sort, avec ordre de s’introduire dans la ville, dès qu’il serait guéable. Pour lui, il se rendit au lac avec ses plus mauvaises troupes, et y détourna le fleuve par le canal de communication.

Prise de Babylone par Cyrus (vers 540-538 av. J.C.)

Alors les Perses entrèrent dans Babylone par le lit de la rivière, n’ayant guère de l’eau que jusqu’au milieu des cuisses. Pour faire périr l’armée, les Babyloniens n’auraient eu qu’à fermer les portes qui conduisaient au fleuve, et qu’à monter sur le mur dont il est bordé. Mais l’attaque eut lieu un jour de fête, quand tous les habitants étaient aux danses et aux plaisirs. Ils les continuèrent jusqu’au moment où ils apprirent le malheur qui venait d’arriver, et ce fut tard, car les extrémités de la ville étaient déjà au pouvoir des Perses, que ceux qui demeuraient au milieu n’en avaient aucune connaissance (538 av. J.C.).

Entre autres preuves que je pourrais rapporter de la puissance des Babyloniens, j’insiste sur celle-ci, dit Hérodote. Indépendamment des tributs ordinaires, tous les Etats du grand roi entretiennent sa table et nourrissent son armée. Or, de douze mois dont l’année est composée, la Babylonie fait cette dépense pendant quatre mois, celle des huit autres se répartit sur le reste de l’Asie. Ce pays égale donc en richesses et en puissance le tiers de l’Asie. Cette province entretenait encore pour le roi sans compter les chevaux de guerre, un haras de dix-sept mille chevaux. On y élevait aussi une grande quantité de chiens indiens. Quatre grands bourgs, situés dans la plaine, étaient chargés de les nourrir et exempts de tout autre tribut.

Deux années après la prise de Babylone, Cyrus promulgua l’édit célèbre qui mit fin à la captivité des Juifs.

Expédition de Cyrus contre les nomades établis au Nord de son empire (vers 538-530 av. J.C.)

Lorsque Cyrus eut subjugué les Babyloniens, il voulut réduire encore les Massagètes sous sa puissance. C’était un peuple brave et une nation considérable, dont le pays était au Nord de l’Araxes.

Ils s’habillaient comme les Scythes, et leur manière de vivre était la même. Ils combattaient à pied et à cheval, également bien.

Lorsqu’un homme parmi eux était cassé de vieillesse, ses parents s’assemblaient, le tuaient, mêlaient sa chair avec celle du bétail, et la mangeaient. Ce genre de mort passait chez ce peuple pour le plus heureux. Mourir de maladie, était regardé comme un malheur et ces morts-là n’étaient pas mangés, mais enterrés.

Ils n’ensemençaient pas la terre, et vivaient de leurs troupeaux et des poissons que l’Araxes fournit en abondance. Le lait était leur boisson ordinaire. Ils adoraient le soleil et lui sacrifiaient des chevaux parce qu’il est juste, disaient-ils, d’immoler au plus rapide des dieux, le plus rapide des animaux.

Tomyris reine des Massagètes (vers 538-530 av. J.C.)

Tomyris, veuve du dernier roi, régnait alors sur les Massagètes. Cyrus lui envoya des ambassadeurs, sous prétexte de la rechercher en mariage. Mais cette princesse comprit qu’il était plus épris de la couronne des Massagètes que de sa personne, et leur interdit l’entrée de ses Etats. Cyrus s’avança alors jusqu’à l’Araxes et jeta un pont sur ce fleuve, pour faire passer ses troupes.

Il était occupé à ce travail quand un ambassadeur de Tomyris se présenta à lui et dit: « Voici comment te parle la reine des Massagètes : Roi des Mèdes, cesse cette entreprise, et content de régner sur tes sujets, laisse-nous notre empire; mais si tu as tant d’envie d’éprouver tes forces contre celles des Massagètes, discontinue le pont que tu as commencé. Nous nous retirerons à trois journées de ce fleuve, pour te donner le temps de passer dans notre pays, ou si tu aimes mieux nous recevoir dans le tien, fais comme nous. »

Cyrus demanda aux principaux d’entre les Perses ce qu’ils pensaient de ce message. Ils s’accordèrent tous à recevoir Tomyris et son armée sur leurs terres. Crésus désapprouva ce conseil. « Si nous recevons l’ennemi dans notre pays, et qu’il nous batte, n’est-il pas à craindre, seigneur, que vous ne perdiez votre empire? Car, qui arrêtera alors les Massagètes? Si vous obtenez la victoire, au-delà du fleuve, rien au contraire ne pourra vous empêcher de pénétrer jusqu’au centre des Etats de Tomyris. D’ailleurs ne serait-ce pas une chose honteuse, pour Cyrus, de reculer devant une femme? »

Je suis donc d’avis que vos troupes passent le fleuve et s’avancent dans le pays. Les Massagètes ne connaissent pas les délices de la vie. Qu’on égorge une grande quantité de bétail, qu’on l’apprête, et qu’on le serve dans le camp; on y joindra du vin pur en abondance, et toutes sortes de mets. Cela fait, nous laisserons au camp nos plus mauvaises troupes, et nous nous retirerons vers l’Araxes avec le reste de l’armée. Les Massagètes, si je ne me trompe, voyant tant d’abondance, y courront, et nous trouverons alors l’occasion de nous signaler. »

Mort du fils de Tomyris (vers 538-530 av. J.C.)

Cyrus se rangea à l’opinion de Crésus. Il fit dire, en conséquence, à Tomyris de se retirer parce qu’il avait le dessein de passer la rivière. La reine s’éloigna suivant la convention.

Arrivé à une journée de l’Araxes, Cyrus laissa dans son camp ses plus mauvaises troupes, avec tous les apprêts de grands festins, et retourna vers le fleuve. Les Massagètes attaquèrent ces troupes, les passèrent au fil de l’épée, et voyant toutes choses prêtes pour le repas, se mirent à table, mangèrent et burent avec excès, puis s’endormirent. Les Perses survinrent, en tuèrent un grand nombre, et firent prisonnier Spargapisès, leur général, fils de la reine, Tomyris.

A la nouvelle du malheur arrivé à son fils, cette princesse envoya un héraut à Cyrus. « Prince altéré de sang », lui dit-elle, « que ce succès ne t’enfle point; tu le dois à cette liqueur qui rend insensé et ne descend dans le corps que pour faire remonter sur les lèvres des paroles insolentes. Tu as remporté la victoire sur mon fils, non dans une bataille, mais par l’appât de ce poison séducteur. Ecoute, et suis un bon conseil : rends- moi mon fils; et, après avoir défait le tiers de mon armée, je veux bien encore que tu te retires impunément de mes Etats; sinon j’en jure par le soleil, le souverain maître des Massagètes; oui, je t’assouvirai de sang, quelque altéré que tu en sois. »

Cyrus ne tint aucun compte de ce discours. Quant à Spargapisès, revenu de son ivresse, il pria Cyrus de lui faire ôter ses chaînes et, dès qu’il fut en liberté, il se tua.

Mort de Cyrus (529 av. J.C.)

Le combat entre les deux armées fut des plus acharnés qu’on eût jamais vu. La victoire se déclara pour les Massagètes; la plus grande partie des Perses périt; Cyrus lui-même fut tué; il avait régné vingt-neuf ans. Tomyris fit chercher ce prince parmi les morts, et maltraita son cadavre. « Quoique vivante et victorieuse », dit-elle, « tu m’as perdue en faisant périr mon fils qui s’est laissé prendre à tes pièges, mais je t’assouvirai de sang, comme je t’en ai menacé. » Et elle fit plonger la tête du roi dans une outre pleine de sang humain.