La guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.)

Jalousie de Sparte (467-431 av. J.C.)

Depuis la trahison de Pausanias, Sparte s’était comme retirée de la scène du monde. Elle vivait à l’écart, dans l’ombre et le silence, mais profondément blessée de toute cette grandeur, de toute cette gloire qu’Athènes avait su acquérir. Elle suivait d’un oeil jaloux la conduite de ce peuple, et épiait ses fautes pour en tirer parti. Malheureusement Athènes en faisait. Elle oubliait parfois que ses alliés n’étaient pas ses sujets, et ceux-ci, voyant que les Perses ne les menaçaient pour l’heure d’aucun péril, ne sentaient plus que la gêne des liens qu’ils avaient acceptés au jour du danger. N’osant les rompre sans assistance, ils adressèrent à Lacédémone de secrètes prières, et tout se prépara lentement pour une guerre intestine.

Guerre entre Corinthe et Corcyre (435-429 av. J.C.)

Elle eût peut-être tardé à éclater sans une lutte qui arma Corinthe contre Corcyre. Sparte prit parti pour l’une, Athènes pour l’autre. Cependant les Spartiates ne se décidèrent à intervenir directement qu’après que les Athéniens eurent assiégé Potidée, colonie de Corinthe, et que des Thébains, faits prisonniers dans une tentative pour surprendre, en pleine paix, la ville de Platées, alliée d’Athènes, eurent été mis à mort.

Première année de la guerre (431 av. J.C.)

La lutte ne fut d’abord qu’une alternative de pillages; les Spartiates venant chaque printemps dévaster l’Attique, et la flotte athénienne allant chaque été ravager les côtes du Péloponnèse. Cependant, quoiqu’il n’y eût pas de grande bataille, quelques victimes tombaient toujours dans les coups de main et dans les rencontres. On recueillait pieusement leurs restes, et, l’hiver venu, Athènes leur faisait de publiques funérailles. Les ossements renfermés dans des cercueils de cyprès étaient exposés sous une grande tente, où chaque citoyen pouvait venir pleurer un parent, un ami et faire les libations religieuses. Après trois jours donnés au deuil domestique, le deuil public commençait. Les cercueils placés sur des chars, dont le nombre était égal à celui des dix tribus, traversaient lentement la ville jusqu’au Céramique, où l’on donnait des jeux funèbres. Après les chars, venaient les femmes, les enfants des victimes. Derrière eux marchait la foule pressée des citoyens et des étrangers. Quand les morts, ensevelis dans un monument public, avalent été recouverts de terre, un orateur désigné par le peuple prononçait l’éloge funèbre.

Oraison funèbre prononcée par Périclès (431-429 av. J.C.)

La première fois Périclès fut chargé de rendre cet hommage aux guerriers tombés pour le salut commun. Il fit moins leur éloge que celui d’Athènes. Il exhorta les vivants, avec tout ce que la parole peut avoir de grandeur et d’autorité, à aimer cette patrie, ne demandant à tous que le respect de la loi et des magistrats, ses interprètes. « C’est pour une patrie si glorieuse », ajouta-t-il, « que nos guerriers ont reçu la mort. Aussi ont-ils obtenu des louanges immortelles et la plus honorable de toutes les sépultures, non pas celle où ils reposent, mais la mémoire des hommes. Car la tombe des héros est l’univers entier, et non sous des colonnes chargées de fastueuses inscriptions… De ce jour, leurs enfants seront élevés aux frais de la république jusqu’à ce qu’ils soient d’âge à la servir. C’est une couronne que la patrie décerne, et que l’on voudra mériter; car elle honore qui la reçoit et pour qui on la donne. »

La peste d’Athènes (429 av. J.C.)

Malheureusement, la troisième année de la guerre, une peste cruelle moissonna la population entassée dans Athènes. Ce mal avait parcouru l’Asie et l’Afrique. Un vaisseau marchand l’apporta sans doute au Pirée. Toute la science des médecins resta vaine. Jeunes et vieux, riches et pauvres, forts et faibles, tous étaient frappés. Les souffrances étaient horribles: un feu intérieur dévorait le corps; une soif brûlante poussait les malheureux vers les puits et les sources. On survivait rarement au septième ou au neuvième jour. « Quand le mal », dit Thucydide, « fut parvenu à son plus haut période, on perdit tout respect pour les choses divines et humaines. La moralité succomba en face de ce jeu terrible de la mort. Le méchant se livra au crime dans l’espoir que le juge n’aurait pas le temps de frapper. »

Périclès porta le malheur, comme la fortune, sans faiblir. Le mal frappait tout autour de lui. Sa soeur, quelques-uns de ses plus chers amis, son fils aîné, succombèrent. Il lui restait un second fils, Paralos, la peste le lui enleva. Sa lignée allait donc s’éteindre et les autels héréditaires rester sans sacrifices; pour la première fois la douleur le brisa. Au moment où il plaçait la couronne funèbre sur le front de son dernier né, il poussa un cri et fondit en larmes.

La mort de Périclès (429 av. J.C.)

Cependant il continua de veiller au salut de la république, et sa prévoyance assura de nouveaux succès à sa patrie; mais il ne les vit pas. La peste qui diminuait chaque jour, et qui ne frappait plus que de rares victimes, l’atteignit à son tour. Le mal ne l’abattit pas d’un coup, mais le mina peu à peu. Comme il allait expirer, ses amis et les principaux citoyens assis autour de son lit, rappelaient ses vertus, ses talents, et les neuf trophées qu’il avait élevés pour autant de victoires. Ils parlaient ainsi, pensant que déjà Périclès ne les entendait plus; mais le mourant; se redressant par un dernier effort, leur dit: « Vous me louez de ce que tant d’autres ont fait comme moi, et vous oubliez ce qu’il y a de plus grand dans ma vie, c’est que jamais je n’ai fait prendre le deuil à un citoyen ».

Cléon-Massacre des Mityléniens (Mytiléniens) (427 av. J.C.)

Des démagogues, incapables de maîtriser la foule, prirent la place du seul chef qui savait la conduire. Cléon, le nouveau favori de la multitude, homme grossier et violent, excita les passions populaires au lieu de les contenir, comme avait fait Périclès; et l’on vit après la révolte de Mitylène (Mytilène) contre les Athéniens, en 427 av. J.C., un peuple prononcer contre un autre peuple une sentence de morts. Toute la cité fut condamnée à périr. Un retour d’humanité fit adoucir cette iniquité. Ce fut encore un bien terrible massacre: mille des révoltés périrent sous la hache.

Siège de Platées (427 av. J.C.)

Le sang des Mityléniens (Mytiléniens) retomba sur la tête des Platéens. Sparte s’était chargée de venger les Thébains mis à mort dans Platées, et elle avait assiégé cette place. Pendant deux années, une poignée d’hommes résista à tous les efforts des Spartiates. La famine venant encore les décimer, ils se résolurent à tenter de franchir la double muraille dont les ennemis avaient entouré la ville. En comptant les briques, ils étaient parvenus à connaître la hauteur de ces murs et avaient construit des échelles assez longues pour en atteindre le faîte.

Fuite d’une partie Platéens (427 av. J.C.)

Au moment de l’exécution, il n’y eut que deux cent vingt hommes, c’est-à-dire la moitié de la garnison, qui se risquèrent à tenter ce coup périlleux. Par une nuit obscure, tandis que le vent soufflait et qu’il tombait une pluie mêlée de neige, ils sortirent de Platées, silencieux, éloignés les uns des autres, pour ne pas entre-choquer leurs armes, tous ayant un pied nu, afin de ne pas glisser. Ils appliquèrent leurs échelles et montèrent. Les premiers n’avaient que leur cuirasse et un poignard; ceux qui suivaient portaient des javelots et d’autres armes. Une brique qui tomba donna l’éveil aux assiégeants. Ils coururent aussitôt de tous côtés et allumèrent des signaux : les Platéens de la ville en allumèrent d’autres pour les tromper. Munis de torches, ils cherchaient partout ceux qui avaient causé l’alarme; mais leurs feux ne faisaient que guider les coups des Platéens, qui, invisibles dans l’ombre, frappaient à coup sûr. Les deux cent vingt parvinrent enfin à franchir les retranchements et le fossé couvert de glace; ils se dirigèrent du côté de Thèbes, pour tromper les poursuites : ils voyaient en effet, par la lumière des torches, les ennemis qui les cherchaient vers le Cithéron. Après avoir fait six ou sept stades dans cette direction, ils tournèrent du côté des montagnes et arrivèrent sains et saufs en Attique.

Massacre du reste des Platéens (427 av. J.C.)

Mais le reste de la garnison était trop faible pour prolonger la résistance : il fallut capituler. Les Spartiates se vengèrent cruellement du temps qu’ils avaient perdu à ce siège, et montrèrent une cruauté froide, d’autant plus odieuse qu’ils y mêlèrent un appareil de justice. Cinq juges spéciaux furent envoyés de Lacédémone : les prisonniers comparurent un à un; on se borna à leur demander « si dans cette guerre, ils avaient rendu quelque service aux Lacédémoniens ou à leurs alliés. » A cette question dérisoire, les malheureux, interdits, gardaient le silence, et on les égorgeait. Deux cents Platéens et vingt-cinq Athéniens périrent ainsi; leurs femmes furent réduites en servitude, leur ville rasée et le territoire donné aux Thébains.

L’affaire de Sphactérie (425 av. J.C.)

Cependant les succès se balançaient; car si Platées était détruite par les Spartiates, Potidée avait été prise par les Athéniens. En 426 av. J.C., ceux-ci s’établirent à Pylos, sur les côtes mêmes de la Messénie, et de là appelèrent les Hilotes de Sparte à la liberté. Lacédémone se hâta d’envoyer des troupes chargées de reprendre ce poste. Pour seconder par mer l’attaque faite du côté de la terre, 420 Spartiates descendirent dans l’île de Sphactérie, qui touchait presque à Pylos. La flotte athénienne, survenant aussitôt, les y enferma.

Sparte, à cette nouvelle, fut dans la consternation, car le nombre de ses citoyens avait tellement diminué que la perte de 420 guerriers eût été pour elle un désastre irréparable. Elle demanda la paix, et eut la honte d’être refusée. Alors les éphores promirent la liberté à tout Hilote qui parviendrait à porter des vivres dans l’île de Sphactérie, en passant la nuit, à la nage, au travers des navires athéniens. Beaucoup tentèrent l’entreprise, et réussirent. Les 420 purent ainsi tenir jusqu’aux approches de l’hiver. Alors, à Athènes, on se plaignit des généraux Si les hostilités traînaient en longueur, « c’était », disait Cléon, « qu’ils manquaient de résolution ». Le peuple lui cria d’y aller lui-même. Il ne s’attendait pas à être fait si vite général, et hésitait; mais le peuple, pressé d’en finir, l’obligea d’accepter. ll fallut s’exécuter. Cléon promit que, dans vingt jours, tout serait terminé. Un accident le servit à souhait. Peu de jours avant son arrivée à Pylos, un feu allumé par les Spartiates pour cuire des aliments et mal éteint avait gagné le bois qui couvrait l’île et dévoré la forêt. La descente devenait facile, car on découvrait maintenant tous les mouvements des Spartiates. Une nuit, les Athéniens assaillirent l’île avec toutes leurs forces, et les Spartiates cernés furent contraints de se rendre.

Mort de Brasidas et de Cléon (422 av. J.C.); paix de Nicias (421 av. J.C.)

Ce succès valut une grande renommée à Cléon, et Athènes, poussant sa victoire, enveloppa tout le Péloponnèse de postes ennemis. Sparte semblait abattu. Un homme, Brasidas, la releva. ll reprit hardiment l’offensive, et porta la guerre dans la Chalcidique au milieu de villes d’où les Athéniens tiraient de gros revenus et des approvisionnements de toute sorte. Amphipolis, la plus puissante des colonies d’Athènes, lui fut même enlevée, et Cléon fut tué en voulant la reprendre. Brasidas aussi succomba dans cette action. Ils étaient tous deux les chefs du parti de la guerre. Après leur mort, la paix fut possible. Nicias la négocia et parvint à la conclure. On s’était battu dix ans, des villes avaient été détruites, des populations massacrées, l’oeuvre de la civilisation suspendue, et tout cela sans résultat: on revenait au point de départ. Les conquêtes étaient de part et d’autre restituées.

Alcibiade (450-415 av. J.C.)

Il prétendait descendre d’Ajax et à dix-huit ans il se trouva maître d’un des plus vastes patrimoines d’Athènes. Il avait donc à la fois la noblesse et la fortune. Aussi les parasites, les flatteurs, tous ceux que l’or, la grâce et l’audace attirent, se pressaient sur les pas du riche et spirituel jeune homme. Habitué au milieu de ce cortège à se voir applaudi pour ses plus folles actions, Alcibiade osa tout et tout avec impunité; il devint l’enfant gâté d’Athènes. La force de son tempérament et la souplesse de son esprit le rendaient capable suivant l’heure, le lieu, de vice ou de vertu, d’abstinence ou d’orgie. Dans la cité de Lycurgue, il n’y eut pas de Spartiate qui fût aussi rude pour son corps; en Asie, on ne vit pas de satrape qui eût plus de luxe et de mollesse.

Dès l’enfance, il montra cette nature violente de son esprit. Il jouait aux dés sur la voie publique, lorsqu’un chariot approcha; il dit au charretier d’attendre; celui-ci n’en tient compte et avance toujours. Alcibiade se jette à terre, en travers du chemin, et lui crie: « Passe maintenant, si tu l’oses. » Il luttait avec un de ses camarades et n’était pas le plus fort; il mord au bras son adversaire. « Tu mords comme une femme. -Non, mais comme un lion, » répond-il.

Il avait un chien superbe qui lui avait coûté plus de 7000 drachmes. Quand toute la ville l’eut admiré, il lui coupa la queue, son plus bel ornement, afin qu’on en parlât encore. « Tant que les Athéniens s’occuperont de mon chien », disait-il, « ils ne diront rien de pis sur mon compte. » Un jour il gagea de donner en pleine rue un soufflet à Hipponicos, un des hommes les plus considérés de la ville; il gagna son pari, mais le lendemain il se rendit chez l’homme qu’il avait si grossièrement offensé, et s’offrit à recevoir le châtiment qu’il avait mérité. On l’excuse presque d’avoir battu un maître dans l’école duquel il n’avait pas trouvé l’Iliade; mais, aux Dionysiaques, il frappa au milieu même du spectacle, sans souci de la solennité, un de ses adversaires; et un peintre refusant de travailler pour lui, il le retint prisonnier jusqu’à ce que la décoration de sa maison eût été achevée; ensuite il renvoya l’artiste comblé de présents.

Pour une république, c’étaient là des actes bien peu républicains. Mais il y avait dans la Grèce entière tant de faiblesse pour Alcibiade! A Olympie, il fit courir sept chars à la fois, effaçant ainsi la magnificence des rois de Syracuse et de Cyrène; et il remporta deux prix à la même course. Euripide, lui-même, chanta sa victoire, et les villes se cotisèrent pour la célébrer.

La postérité moins indulgente que les contemporains, tout en reconnaissant les qualités éminentes de l’homme, condamnera le mauvais politique qui fit l’expédition de Sicile, le mauvais citoyen qui donna tant de fois le scandaleux exemple de violer les lois, et qui osa s’armer contre sa patrie, lever la main contre sa mère. Alcibiade restera le type du plus brillant, mais du plus immoral, et par conséquent du plus dangereux citoyen d’une république.

Un opulent citoyen, Nicias, tenait alors le premier rang dans la cité. C’était l’homme de la paix. Alcibiade, pour le supplanter, se fit l’homme de la guerre. Il chercha partout des ennemis à Sparte, et ne pouvant entraîner Athènes à une rupture, il la décida du moins à entreprendre la désastreuse expédition de Sicile.

Départ de l’expédition de Sicile (415 av. J.C.)

Athènes à ce moment avait un vertige d’ambition. Fière d’avoir résisté victorieusement à la Grèce entière, elle croyait que rien n’était au-dessus de ses forces, et il lui semblait que l’acquisition de la Sicile compléterait son empire maritime. Sous prétexte de secourir Egeste contre Syracuse, on réunit un armement tel qu’aucune ville de la Grèce n’en avait vu encore sortir de ses murs: 134 galères, 1300 archers, 5100 hoplites ou soldats pesamment armés. Quand les troupes furent montées sur les galères et qu’on eut chargé les bâtiments de tout ce qu’il fallait emporter, la trompette donna le signal du silence. Les prières accoutumées avant le départ ne se firent pas en particulier sur chaque navire, mais au même moment, sur la flotte entière, à la voix d’un héraut; la foule répandue sur le rivage y joignait les siennes. On versa le vin dans les cratères; chefs et soldats firent des libations dans des coupes d’or ou d’argent; puis l’armée tout entière entonna le paean ou chant de guerre. Alors les rames s’agitèrent, la voile s’enfla, et bientôt la flotte se perdit dans la brume sur la route d’Egine. Les Athéniens venaient de voir pour la dernière fois leurs vaisseaux et leurs soldats.

Les Athéniens devant Syracuse (415 av. J.C.)

Trois hommes étaient à la tête de l’expédition, Lamachos, Nicias et Alcibiade. Celui-ci bientôt rappelé pour répondre à une accusation de sacrilège, se réfugia à Sparte qu’il excita contre sa patrie. Les deux autres conduisirent les opérations avec mollesse. Syracuse eût peut-être été prise, si on l’avait attaquée avec énergie, mais on laissa aux secours le temps d’arriver. Sparte lui envoya un des siens, Gylippos, habile homme qui fit changer la face des choses.

« Gylippos », dit Plutarque, « envoya d’abord un héraut aux Athéniens pour leur offrir toute sûreté dans leur retraite, s’ils voulaient évacuer la Sicile. Nicias ne daigna pas même répondre: et quelques-uns de ses soldats demandèrent au héraut, d’un ton railleur, si l’arrivée d’un bâton et d’un manteau lacédémonien avait subitement donné aux Syracusains une telle supériorité, qu’ils n’eussent plus que du mépris pour ces Athéniens qui, tout récemment, avaient rendu aux Spartiates 300 prisonniers, qu’ils tenaient dans les fers, tous beaucoup plus forts et plus chevelus que Gylippos. »

Défaites des Athéniens (415-413 av. J.C.)

Mais le Spartiate avait ramené la confiance; il rétablissait la discipline, il aguerrissait les troupes; après quoi il gagna une victoire qui rendit l’armée athénienne plutôt assiégée qu’assiégeante.

Nicias se hâta d’avertir Athènes de sa détresse; on lui répondit en lui envoyant une armée presque aussi forte que la première, sous la conduite du meilleur général que le peuple eût alors, Démosthène. Quand il parut, au printemps de 413 av. J.C., dans un appareil aussi magnifique que formidable, avec 73 vaisseaux, montés de 5000 hommes d’infanterie et de 3000 archers, les Syracusains furent de nouveau en proie aux plus vives alarmes.

Démosthène arrivait plein de résolution et voulait terminer la guerre par une attaque énergique ou si cette attaque ne réussissait pas par une prompte retraite. Nicias s’effraya de son audace et perdit tout par ses lenteurs. Une affaire de terre coûta aux Athéniens 2000 hommes, une défaite navale ruina leur flotte et leur dernière espérance.

Retraite et destruction de l’armée (413 av. J.C.)

Il y avait bien peu de chances d’échapper par la fuite. On l’essaya pourtant. Quarante mille hommes partirent, abandonnant leurs blessés, leurs malades qui les suppliaient de ne pas les livrer à une mort affreuse et les suivaient aussi loin que le permettaient leurs forces épuisées. Pendant les huit jours que dura cette retraite désastreuse, les ennemis ne cessèrent d’attaquer l’armée en tête, en queue et sur les flancs. Démosthène, qui faisait l’arrière-garde, fut enfin enveloppé et forcé de mettre bas les armes. Nicias continua de fuir, mais un fleuve lui barra le chemin. Dévorés par la soif, les Athéniens s’y jetèrent en foule; beaucoup s’y noyèrent, et les Syracusains postés sur les hauteurs voisines n’avaient qu’à lancer leurs traits au hasard pour tuer : le fleuve fut bientôt rempli de morts et teint de sang. Ce dernier revers décida Nicias à se rendre.

Sort misérable des captifs (413 av. J.C.)

Syracuse usa mal de sa victoire : Nicias et Démosthène furent mis à mort. Ce prompt supplice leur épargna du moins les longues tortures que subirent les autres prisonniers. Ceux-ci furent entassés dans de profondes carrières, à ciel découvert, où ils étaient alternativement tourmentés par l’étouffante ardeur du soleil, et glacés par la fraîcheur des nuits d’automne. Pour toute nourriture ils recevaient la moitié de la ration d’un esclave. Leurs blessés, leurs malades mouraient au milieu d’eux, et ils ne pouvaient ensevelir leurs cadavres. L’air qu’ils respiraient était infect. Ils restèrent ainsi pendant 70 jours, au bout desquels on vendit comme esclaves ceux que ces misères n’avaient pas tués.

La poésie seule désarma la haine. Plutarque raconte que quelques prisonniers athéniens durent leur salut à Euripide, les uns parce qu’ils avaient été mis en liberté, pour avoir appris à leurs maîtres les morceaux qu’ils avaient retenus de ses pièces; les autres, parce que, errant dans la campagne, après le combat, ils avaient été nourris par ceux à qui ils chantaient ses vers. De retour à Athènes, ces captifs allèrent porter leur reconnaissance au poète dont le génie avait payé leur rançon.

Reprise des hostilités en Grèce (413 av. J.C.)

Ce désastre porta à la puissance d’Athènes un coup dont elle ne put se relever. Lorsque Alcibiade, réfugié à Sparte, avait appris qu’Athènes le condamnait à mort: « Je leur montrerai bien », s’était-il écrié, « que je suis encore en vie. » Par son conseil, les Spartiates avaient fortifié Décélie, bourg de l’Attique, de manière à établir la guerre en permanence aux portes mêmes d’Athènes, et ils avaient sollicité l’alliance du grand roi. Athènes fit héroïquement tête à l’orage et, par sa fermeté, retint tous ses alliés dans le devoir.

Alcibiade chez les Perses (411 av. J.C.)

Un événement heureux pour elle fut la nécessité où Alcibiade se mit par son inconduite de fuir encore de Sparte. Il n’osa rentrer à Athènes où il était proscrit; mais il essaya de mériter son rappel par des services. Il passa en Asie auprès du satrape Tissapherne, qu’il parvint à détacher de l’alliance de Sparte et à rendre favorable aux Athéniens. Ainsi l’or du grand roi alimentait une guerre si utile à l’empire.

Victoires d’Alcibiade pour Athènes (411-408 av. J.C.)

Une armée athénienne était à Samos; Alcibiade décide à se placer sous ses ordres en lui faisant obtenir les subsides de la Perse, et avec elle attaque ses récents amis. Deux batailles navales dans l’Hellespont (411 av. J.C.), une grande victoire sur terre et sur mer, près de Cyzique (410 av. J.C.), enfin la prise de Byzance (408 av. J.C.) affermirent la domination d’Athènes sur la Thrace et dans la Propontide.

Retour et nouvel exil d’Alcibiade (407-404 av. J.C.)

Le peuple, gagné par ces succès, cassa le décret de bannissement, et le vainqueur rentra triomphalement dans Athènes (407 av. J.C.). Mais, dès la même année, redevenu suspect, il fut dépouillé de son pouvoir et contraint de regagner la terre d’exil, où il périt plus tard de la main des Perses (404 av. J.C.).

Lysandre : Bataille d’Egos-Potamos (406-405 av. J.C.)

Les Perses changèrent encore d’alliance. Le jeune Cyrus, frère du roi Artaxerxès II, étant venu commander dans l’Asie Mineure, Lysandre, un Lacédémonien qui savait unir la ruse à la force, ou comme on disait, coudre la peau du renard à celle du lion, mit Cyrus dans les intérêts de sa patrie. Alors la défaite de Callicratidas, par l’Athénien Conon, aux îles Arginuses (406 av. J.C.), resta inutile, parce que Lysandre, avec l’argent des Perses, débaucha les matelots athéniens et put réunir une flotte supérieure à celle que Sparte venait de perdre. Enfin, en 405 av. J.C., il enleva aux Athéniens l’empire de la mer par la victoire d’Egos-Potamos (405 av. J.C.).

Cette bataille, qui décida le triomphe de Lacédémone, n’eut rien d’héroïque. Les deux flottes étaient en présence dans l’Hellespont, et toutes les chances semblaient encore en faveur d’Athènes, mais les amiraux athéniens étant venus quatre jours de suite offrir vainement la bataille à Lysandre, se gardaient avec négligence; ils pensaient n’avoir rien à craindre d’un ennemi si timide. « Cependant », dit Plutarque, « Lysandre observait avec soin leurs manoeuvres. Le cinquième jour, à peine étaient-ils retournés à leur station, qu’il donna aux siens le signal du départ. Le détroit qui sépare les deux continents n’a de largeur en cet endroit que 15 stades (28 kilomètres). Les rameurs faisaient diligence; on les eut vite franchis. Conon fut le premier des généraux athéniens qui, de la terre, aperçut cette flotte s’avançant à pleine voile, et qui cria qu’on sembarquât. Saisi de douleur à la vue du malheur qui menace les Athéniens, il appelle les uns, il conjure les autres, et force tous ceux qu’il rencontre à monter sur les vaisseaux. Mais son zèle est inutile. Les soldats étaient dispersés de côté et d’autre; ils avaient couru acheter des vivres, ou se promenaient dans la campagne. Quelques-uns dormaient dans leur tente, d’autres préparaient le souper. Les Péloponnésiens tombant sur la ligne ennemie enlèvent les galères qui sont vides, et brisent de leur choc les rames de celles qui commençaient à s’emplir; les soldats qui accouraient pour les défendre, par pelotons et sans armes, sont tués près de leurs vaisseaux, et ceux qui s’enfuient au rivage sont massacrés par les ennemis qui débarquent et se mettent à leur poursuite ». Lysandre fit 3000 prisonniers au nombre desquels étaient les généraux. Il s’empara de toute la flotte, excepté de 8 vaisseaux avec lesquels Conon s’échappa (405 av. J.C.).

Prise d’Athènes et fin de la guerre du Péloponnèse (404 av. J.C.)

Lysandre fit égorger ses 8000 prisonniers, de sang-froid, sans avoir l’excuse de les tuer par représailles des pertes qu’il avait faites dans l’action, puisqu’il n’y avait pas eu de combat. C’était la dernière armée d’Athènes. Maintenant il n’y avait plus un vaisseau au Pirée, pas un talent dans le trésor, pas un hoplite dans la ville qui pussent servir à refaire une nouvelle armée. Cependant l’héroïque cité tint six mois encore contre les troupes dont Lysandre vint l’envelopper jusqu’au jour où la famine lui fit enfin tomber les armes des mains (avril 404 av. J.C.).

Destruction des murailles d’Athènes (404 av. J.C.)

Lorsqu’elle demanda à traiter, il fut proposé dans l’assemblée des alliés de réduire tous les Athéniens en servitude, et un Thébain demanda qu’on rasât leur ville, qu’on fit de tout le pays un lieu de pâturage pour les troupeaux. Cet avis cruel allait passer, mais le conseil fut suivi d’un festin où se trouvèrent tous les généraux. Pendant que les coupes circulaient et se vidaient, un musicien de Phocée entra; on lui dit de chanter des vers. Il prit ceux du premier choeur de l’Electre d’Euripide : « O fille d’Agamemnon, je suis venu vers ta demeure rustique… » Ce tableau des misères d’une fille de roi tombée dans l’infortune éveilla la pitié dans l’âme des convives pour cette autre reine qu’ils venaient de proscrire. Attendris, ils s’écrièrent qu’il serait horrible de détruire une ville si célèbre et qui avait produit de si grands hommes.

Ce serait, si l’anecdote était vraie, le plus beau triomphe que la poésie eût jamais obtenu. Mais les conditions furent bien dures encore : Athènes fut condamnée à n’avoir plus de murailles, et défense lui fut faite d’armer plus de douze galères. On ne lui épargna même pas l’outrage. Lysandre réunit un grand nombre de musiciens et fit raser les murailles, brûler les vaisseaux, au son des instruments, en présence des alliés qui, couronnés de fleurs, chantaient sur ces ruines la liberté de la Grèce affranchie.