Les dieux indigètes

On appelait dieux indigètes, les dieux nationaux, objets du vieux culte. Bien qu’ils fussent inférieurs pour la plupart aux grandes divinités importées depuis, et que moins de pompe entourât leurs autels, un respect plus profond, plus mystérieux s’attachait à leur nom, et leur puissance, d’autant plus imposante qu’elle était moins définissable, semblait se concentrer tout entière dans la protection qu’ils accordaient à la ville éternelle.

Dl patrii indigetes, ô Romule, Vestaque mater,

Quae Tuscum Tiberim et Romanapalatia servas…

Malheureusement, il est impossible de bien déterminer les attributs de ces divinités. Sans doute, ils furent très-étendus tant que ce culte régna seul; mais quand les dieux de la Grèce arrivèrent, il fallut bien concilier tous ces pouvoirs, et cette conciliation se fit aux dépens des anciens dieux. Jupiter, à lui seul, absorba un grand nombre de leurs fonctions, car on l’adora sous une multitude de noms différents.

Quirinus

La plus ancienne des divinités nationales, mais aussi une des plus incompréhensibles, c’est Quirinus. On fait dériver son nom du vieux mot sabin quiris ou curis, qui signifiait lance. En effet, la lance était le symbole de ce dieu, qui paraît avoir été honoré comme le père de la nation (quirites). Sans doute, il fut pour les premiers Romains le dieu suprême; mais on est obligé de s’arrêter à cette supposition, car il ne tarda pas à devenir inexplicable pour ses propres adorateurs. Son symbole le fit confondre avec le dieu Mars, quand celui-ci arriva. Seulement on partagea entre eux la guerre et la paix. Le dieu belliqueux des Grecs, sous le nom de Gradivus, eut son temple hors la ville, auprès du Champ-de-Mars; et le dieu romain, Mars Quirinus, conservant sa dignité pacifique, continua à habiter la ville et à dominer le palatin (Romana palatia).

Mais ce fut bien pis lorsqu’on s’avisa de confondre avec lui le fondateur de Rome, divinisé. La légende qui faisait Romulus fils de Mars, et qui paraît avoir pris cours vers le cinquième siècle, acheva de détrôner l’antique Quirinus. Romulus lui prit jusqu’à son nom, et fut honoré d’un temple magnifique sur le Quirinal. Le temple étroit du palatin ne fut plus qu’une masure, et son dieu devint un être chimérique.

Vesta

Bien que Vesta ait été confondue aussi avec des déesses étrangères, son culte existait de toute antiquité. Peut-être fut-il, comme les Romains le disaient du temps de César et d’Auguste, apporté en Italie par les Troyens; peut-être, et c’est plus probable, le rattache-t-il au culte du feu, primitif chez tous les peuples. Quoi qu’il en soit, Vesta fut toujours regardée comme la divinité protectrice de Rome. Nous traiterons de ce culte en parlant des vestales.

Le temple de Vesta, situé près du Forum, était de forme ronde. Au centre du sanctuaire, qui occupait le milieu de l’édifice, brûlait le feu sacré; mais là aussi on conservait un objet mystérieux dont il était défendu de s’enquérir, que la grande vestale pouvait seule voir et ne pouvait nommer. On a fait sur cet objet sacré de nombreuses et inutiles conjectures. Lorsque, pour flatter la famille Julia, qui prétendait descendre d’Enée, on eut accrédité toutes les merveilles de la guerre de Troie, on prétendait que c’était le palladium ou tout au moins les pénates d’Ilion. Quoi qu’il en soit, cet objet inconnu périt dans l’incendie qui consuma le temple de Vesta, sous le principat de Néron.

Janus

Le vieux Janus, dieu du Latium, fut plus heureux que les autres, il ne trouva aucun des habitants de l’Olympe grec qui voulût de ses attributions; mais il resta presque oublié dans la foule des conquérants. On sait que les Romains le représentaient avec deux visages: peut-être n’était-ce qu’un emblème de la religion de Numa pour exprimer la science de l’être infini, qui voit à la fois l’avenir et le passé.

Janus eut toujours son temple à Rome : les portes du temple restèrent ouvertes en temps de guerre, et par conséquent ne furent pas souvent fermées. Le respect pour ce dieu survécut à toutes les croyances, parce qu’il était dans les moeurs et dans les habitudes. La première heure du jour lui était consacrée; toutes les anciennes monnaies portaient son effigie; les actes religieux, toutes les prières commençaient par son nom:

Unde hommes operum primos, vito que tabores
Instituunt

Horace

Enfin, il avait l’honneur d’être appelé pater, qualification sainte, réservée aux divinités nationales.

Consus, Sancus, Fidius

Ces trois dieux du Latium sont fort peu connus. Le premier, Consus, que l’on confondit plus tard avec Neptune, on ne sait pourquoi, présidait, dit-on, aux conseils secrets; il avait un autel souterrain dans le grand cirque, et l’on célébrait en son honneur des jeux appelés consualia, le 18 août, anniversaire prétendu de l’enlèvement des Sabines.

Sancus était un dieu Sabin, auquel on sacrifiait sur les grands chemins.

Fidius, qui peut-être était le même, veillait à l’observation des serments. Le vieux mot Dius, qu’on ajoutait à son nom, prouve son ancienneté. On jurait par lui en ces termes : me dius Fidius, comme plus tard on jura par Hercule me Hercules, ou me Hercule.

Un des serments les plus saints, et qui rappelait la pierre sacrée du Capitole, consistait dans ces paroles, qu’on prononçait en tenant une pierre dans la main:

Si sciens fallo, turn me diespiter, salvâ urbe arceque, bonis ejiciat, ut ego hune lapidem.