Antoine maître de Rome (44 av. J.C.)
Ce grand crime (l’assassinat de César) causa dans Rome une profonde stupeur et un immense effroi. Chacun sentit que l’ère des révolutions, un moment suspendues par César, allait recommencer, et qu’on était sur le point de revoir les luttes sanglantes des partis avec les proscriptions.
César avait des amis intéressés au maintien de son ouvrage, puisqu’il leur avait donné une part du pouvoir qu’il avait saisi. Ainsi, Antoine qui était consul, Lépide qui était maître de la cavalerie, n’entendaient pas être dépossédés. Les Césariens et les républicains s’accordèrent d’abord une trêve. Le sénat, sur la proposition de Cicéron, décréta le maintien des actes de César et proclama une amnistie. Les conjurés descendirent du Capitole, où ils s’étaient réfugiés après le meurtre. Cassius alla souper chez Antoine, Brutus chez Lépide.
Mais cette feinte réconciliation ne dura guère. Le jour où se firent les funérailles de César, Antoine excita dans la foule une telle colère en lui montrant le cadavre percé de vingt-trois blessures, qu’elle se porta à la curie et l’incendia, cherchant de tous côtés les meurtriers qui n’échappèrent à la mort que par une fuite précipitée. Ils se retirèrent dans les provinces que César leur avait données.
Antoine, maître par là de Rome, s’empara des papiers du dictateur, les falsifia à son gré, et vendit les places, les honneurs, les provinces. En un mois, il amassa cent trente-cinq millions, qui lui servirent à acheter des soldats, des sénateurs et le peuple. Alors il fit décréter la destitution de Brutus et de Cassius. « Le tyran est mort », s’écriait Cicéron, « mais la tyrannie vit toujours. » Antoine prenait la place de son maître sans avoir son génie pour la remplir.
Sur ces entrefaites arriva un neveu de César et son fils par adoption, le jeune Octave. C’était un jeune homme de dix-neuf ans, d’une belle figure, d’un esprit réservé, prudent par caractère, mais hardi par ambition.
Il fallait de l’audace pour accepter l’héritage de César. Malgré ses amis, malgré sa mère, Octave, se rendit à Rome, déclara qu’il accomplirait tous les legs de son oncle, et, Antoine refusant de lui remettre l’argent laissé par César, il vendit les terres du dictateur et ses propres biens. Le peuple gagné, il envoya des émissaires auprès des vétérans, débaucha à Antoine deux de ses légions et se trouva à la tête d’une armée. Alors il se rapprocha du sénat. Déjà il avait séduit Cicéron en lui montrant une confiance empressée. Le vieux consulaire se laissa prendre à cette apparente docilité. « Quelques légers honneurs », disait-il, « suffiront à cette vanité de vingt ans. Après la victoire, on brisera l’instrument. »
La guerre de Modène (43 av. J.C.)
Antoine était parti de Rome pour aller combattre Décimus Brutus, un des meurtriers de César, et le tenait assiégé dans Modène. Sur la proposition de Cicéron, le sénat nomma Octave propréteur, et le chargea conjointement avec les deux consuls Hirtius et Pansa de marcher contre Antoine, qui fut contraint de prendre la fuite après deux batailles sanglantes (43 av. J.C.). Décimus était délivré, mais les deux consuls avaient péri. Octave resta seul maitre des troupes victorieuses.
Le sénat ne l’entendait pas ainsi. Il voulut mettre Octave de côté. Celui-ci marcha sur Rome avec huit légions et se fit proclamer consul par le peuple, quoiqu’il fût loin d’avoir l’âge requis. Alors chef légal de l’Etat par cette magistrature et maître d’une armée nombreuse, il revint à son rôle naturel, rompit avec le sénat et se rapprocha d’Antoine et de Lépide.
Triumvirat d’Octave, d’Antoine et de Lépide (43 av. J.C.)
Tous trois se réunirent près de Bologne, dans une île du Reno, et y formèrent le plan du second triumvirat. Ils se donnaient pour mission d’organiser la république, et prenaient ouvertement le titre de triumvirs. Sous ce nom, ils s’attribuaient pour cinq ans l’autorité consulaire et le pouvoir législatif.
Octave et Antoine devaient aller combattre en Orient Brutus et Cassius, tandis que Lépide demeurerait à Rome pour veiller aux intérêts de l’association. Enfin ils s’engageaient à donner aux soldats, après la guerre, cinq mille drachmes par tête, et les terres des dix-huit plus belles villes d’Italie. Ces conditions écrites, Octave en donna lecture aux troupes.
L’inauguration du nouveau pouvoir fut sanglante : les triumvirs débutèrent par un édit de proscription. On vit alors recommencer les scènes hideuses des jours de Marius et de Sylla. L’envie, la haine, l’avidité, toutes les mauvaises passions se déchaînèrent.
Les triumvirs eux-mêmes donnaient l’exemple. Chacun d’eux avait livré un des siens pour n’être pas gêné dans ses vengeances, Octave son tuteur, Antoine son oncle, Lépide son frère. « Il y eut », dit un auteur contemporain, « du dévouement dans les esclaves, un peu dans les affranchis, point dans les fils. »
La ville tremblait devant une soldatesque recrutée de bandits et d’esclaves échappés à leurs bagnes. Tous les habitants de Rome et de l’Italie, sans distinction de classes ni de personnes, furent contraints de prêter aux triumvirs le dixième de leurs biens et de donner une année de leurs revenus.
La mort de Cicéron (43 av. J.C.)
Nulle mort ne causa plus de regrets que celle de Cicéron. De Tusculum, il s’était rendu par mer à sa villa de Gaëte. Après quelques instants de repos, il allait se rembarquer quand les assassins arrivèrent, conduits par un certain Popilius qu’il avait autrefois sauvé de la mort par son éloquence. Lorsqu’il les entendit approcher, il fit poser à terre sa litière, et portant la main gauche à son menton (c’était son geste ordinaire), il attendit les meurtriers, le visage pâle de fatigue, mais le regard fixe et calme. Eux ressentirent une sorte de crainte respectueuse, et se couvrirent le visage pendant que leur centurion, Hérennius, l’égorgeait. Cet homme lui coupa la tête et la main. On les apporta à Antoine pendant qu’il était à table. Il montra une joie féroce, et sa femme perça d’une aiguille la langue du prince des orateurs romains. Ces tristes restes furent attachés à la tribune aux harangues. On accourut en foule pour les voir, mais avec des larmes et des gémissements.
Après ces massacres et ces exactions, Octave et Antoine passèrent la mer d’Ionie pour aller combattre les républicains.
La bataille de Philippes (43 av. J.C.)
Les deux armées se rencontrèrent près de Philippes: elles étaient égales en nombre, mais les républicains avaient une flotte formidable qui interceptait aux Césariens tous les arrivages par mer. Aussi Antoine, menacé de la disette, hâtait de ses voeux la bataille que Cassius, par la raison contraire, voulait différer. Brutus, pressé de sortir d’inquiétude et de mettre fin à la guerre civile, opina dans le conseil pour le combat et entraîna la majorité. On dit qu’une nuit, quelques semaines auparavant, un spectre, d’une figure étrange et terrible, s’était présenté à lui. « Qui es-tu, homme ou Dieu? » dit l’intrépide général. « Je suis ton mauvais génie », répondit le fantôme : « tu me reverras dans la plaine de Philippes, » et il disparut. Le lendemain, il raconta cette vision de son esprit troublé à Cassius, qui lui parla de l’inanité des songes, mais ne put dissiper ses pensées lugubres.
Il y eut deux batailles livrées à vingt jours d’intervalle. Dans la première, les troupes d’Octave furent culbutées par celles de Brutus. Mais à l’autre aile, Antoine avait dispersé l’ennemi; Cassius, retiré sur une hauteur voisine, aperçut un gros de cavalerie qui marchait à lui, il le prit pour un corps ennemi et se fit tuer. C’était Brutus qui venait à son secours.
Dans la seconde action, l’aile que conduisait Octave fut encore mise en désordre. Mais Antoine, vainqueur de son côté, revint sur les troupes de Brutus et les enveloppa: Brutus, échappé avec peine, s’arrêta sur une hauteur pour accomplir ce qu’il appelait sa délivrance. Straton, son maître de rhétorique, lui tendit une épée en détournant les yeux; il se précipita sur la pointe avec tant de force qu’il se perça d’outre en outre et expira sur l’heure. Ainsi périrent Brutus et Cassius : on les appela les derniers des Romains.
Cette victoire donnait aux vainqueurs l’empire du monde, mais restait à faire la part des soldats. Antoine se chargea de lever en Asie les 200 mille talents nécessaires, Octave de distribuer aux vétérans les terres qu’on leur avait promises. Les délices de l’Asie ne tardèrent pas à corrompre Antoine : son entrée dans la ville d’Ephèse fut une honteuse parodie du triomphe de Bacchus. C’étaient tous les jours de nouvelles orgies, et pour suffire à ces profusions il foulait horriblement les peuples.
La reine d’Egypte avait fourni à Cassius quelques troupes et de l’argent. Antoine la cita devant son tribunal, à Tarse en Cilicie. Elle y vint dans le plus brillant appareil. Elle remonta le Cydnus dans un navire dont la poupe était d’or, les voiles de pourpre, les avirons d’argent. Le mouvement des rames était cadencé au son des flûtes qui se mariait à celui des lyres. Elle-même, magnifiquement parée, était touchée sous un pavillon broché d’or. Ses femmes, vêtues en Néréides et en Grâces, tenaient le gouvernail ou les cordages. Les parfums qu’on brûlait sur le navire embaumaient au loin les deux rives. Antoine fut gagné et la suivit à Alexandrie. Alors commencèrent ces excès qu’ils appelèrent la vie inimitable, les soupers sans fin, les chasses, les courses, sous déguisement, la nuit, pour battre et insulter les gens, au risque du retour (41 av. J.C.).
La guerre de Pérouse (41-40 av. J.C.)
La guerre de Pérouse arracha, pour un moment, Antoine à ces honteuses débauches. Sa femme Fulvie et son frère Antonius, voyant le jeune César se rendre maître de l’Italie et de Rome, excitèrent contre lui un soulèvement qu’on appela la guerre de Pérouse, à cause de cette ville, qui y joua le rôle principal. Antonius, assiégé dans cette place par Agrippa, le meilleur officier du triumvir, y souffrit une affreuse famine qui le força de capituler (40 av. J.C.).
Le traité de Brindes (40 av. J.C.)
Antoine, réveillé enfin de sa longue inaction, vint à Brindes avec une flotte de trois cents vaisseaux. Mais les soldats forcèrent leurs chefs à traiter, et la mort de Fulvie rendit un accommodement plus facile. Antoine et Octave se partagèrent le monde romain : au premier, l’Orient, jusqu’à la mer Adriatique; au second, l’Occident. On ne laissa que l’Afrique à Lépide. La paix de Brindes fut cimentée par un mariage. Antoine épousa Octavie, soeur du jeune César.
Le traité de Misène (39 av. J.C.)
Mais le peuple de Rome manquait de pain, parce que Sextus Pompée, maître, par sa flotte, de la Sicile et de la Méditerranée occidentale, interceptait l’arrivage des blés d’Afrique. Antoine pressa son collègue d’accorder la paix à Pompée. Ils s’abouchèrent tous trois au cap Misène, et l’on convint que Sextus aurait pour province la Sicile, la Corse, la Sardaigne et l’Achaïe. Pompée traita ses nouveaux amis à bord de sa galère amirale. Au milieu du festin, son affranchi Ménas vint lui dire à l’oreille: « Voulez-vous gue je coupe les câbles, et vous êtes le maître du monde. » Il réfléchit un instant, puis répondit : « Il fallait le faire sans m’en prévenir. » (39 av. J.C.)
La défaite de Sextus (36 av. J.C.)
La paix de Misène ne fut qu’une trêve. Octave ne voulait pas laisser à la merci de Pompée les approvisionnements de Rome, et Pompée, d’autre part, voulait élever une vaste domination. Il tenait à Syracuse une cour brillante, se montrait en public avec les attributs de Neptune, un trident à la main et couvert d’un manteau couleur de mer. Des deux côtés on se prépara à petit bruit, et en l’année 36 la guerre éclata.
Grâce à la trahison de Ménas, qui livra la Sardaigne et la Corse, et surtout aux talents supérieurs d’Agrippa, Octave parvint à débarquer en Sicile avec cent mille hommes. Sextus n’avait d’espoir que dans ses trois cents vaisseaux : il attaqua la flotte ennemie entre Myles et Naulocque. Agrippa, comme jadis Duilius, avait armé ses navires de corbeaux. La victoire lui resta. Sextus s’enfuit à Milet où quelque temps après un officier d’Antoine le tua (35 av. J.C.).
La déchéance de Lépide (36 av. J.C.)
Ses troupes de terre se réunirent à celles de Lépide qui, se trouva alors à la tête de vingt légions, et voulut garder la Sicile. Octave gagna ses soldats et le contraignit de demander grâce. Il lui laissa ses biens, même sa dignité de grand pontife, mais le relégua à Circeii où il vécut encore vingt-trois ans.
Revers et fautes d’Antoine (36-32 av. J.C.)
Il n’y avait plus que deux hommes dans l’empire; c’était trop d’un pour leur ambition. Il était inévitable que l’un chercherait bientôt à précipiter l’autre. Les esprits clairvoyants ne tardèrent pas à juger lequel l’emporterait.
Antoine avait passé au milieu de fêtes continuelles les cinq années si utilement employées par Octave depuis la bataille de Philippes, et il avait laissé ses lieutenants défendre seuls la frontière romaine en Asie. Cependant en la même année où Octave abattait Sextus Pompée, Antoine se résolut à secouer un moment sa faiblesse et marcha avec cent mille hommes contre les Parthes. Il prit par les montagnes de l’Arménie pour éviter les plaines de la Mésopotamie, si fatales à Crassus, mais commit la faute d’abandonner ses machines de guerre, de sorte qu’il ne put s’emparer de Phraata, la première ville qu’il assiégea. Le roi d’Arménie, découragé par cet échec, quitta le camp. Pour relever le courage de ses troupes, Antoine alla chercher l’ennemi, le battit et le poursuivit longtemps. Pauvre victoire! les Parthes n’avaient eu que trente morts et reparurent le lendemain aussi hardis, aussi gênants.
L’hiver approchait : il fallut rebrousser chemin. Cette retraite, de vingt-sept jours, ne fut qu’un long combat. Antoine s’y montra brave; durant l’action, il animait par son exemple l’ardeur des siens, et le soir il parcourait les tentes, prodiguant aux blessés les secours et les consolations. Mais il précipita tellement sa marche, que depuis Phraata jusqu’en Phénicie la route fut marquée par les cadavres de trente-six mille légionnaires (36 av. J.C.).
Au lieu de venger ce revers éclatant, il se laissa entraîner à Alexandrie par Cléopâtre, et oubliant qu’il était Romain, donna le titre de roi aux deux fils de l’Egyptienne avec des provinces romaines pour royaumes. On ne le voyait plus en public que portant la robe et le diadème des rois orientaux; ou dans l’attirail d’Osiris et de Bacchus, traîné sur un char, paré de guirlandes, chaussé du cothurne, comme un histrion et le thyrse en main.
Habileté d’Octave (36-32 av. J.C.)
Tandis qu’Antoine se déshonorait aux yeux des Romains, Octave rétablissait dans l’Occident l’ordre, la sécurité. Il avait pour maxime de se hâter lentement, et répétait souvent ce proverbe : « Tu arriveras assez tôt si tu arrives ». Rome et l’Italie, affamées de repos après tant de guerres civiles, respiraient enfin sous son administration intelligente, et la popularité venait d’autant plus vite au triumvir qu’il avait cessé d’être cruel.
Rupture entre Antoine et Octave (32 av. J.C.)
Lorsque Octave se crut assez fort pour ne pas craindre l’issue d’une lutte suprême, il demanda compte à Antoine de son étrange conduite et rompit le triumvirat. Antoine, prêt le premier, réunit à Ephèse huit cents navires avec seize légions (32 av. J.C.). Mais il perdit tout l’été dans les fêtes et laissa à son rival le temps d’achever ses préparatifs. « Ce n’est pas à Antoine ni à des Romains que nous faisons la guerre », disait Octave, « c’est à cette reine en délire qui rêve la chute du Capitole et les funérailles de l’empire. »
La bataille d’Actium (31 av. J.C.)
Antoine avait cent mille fantassins et douze mille cavaliers. Tous ses généraux lui conseillaient de combattre sur terre : Cléopâtre s’y opposa pour rester sur sa flotte, et comme toujours il céda. C’est à l’entrée du golfe d’Ambracie, près du promontoire d’Actium, que s’engagea la bataille. La flotte d’Antoine comptait 500 gros navires de guerre, dont plusieurs étaient à huit et dix rangs de rames, mais lourdement construits et dégarnis de rameurs, de matelots et de soldats. Octave n’avait que 250 vaisseaux : leur légèreté et l’expérience de leurs équipages, formés dans la guerre difficile contre Sextus, compensaient et au-delà l’infériorité du nombre. Au plus fort de l’action, Cléopâtre eut peur et s’éloigna avec toute la flotte égyptienne. A peine Antoine eut-il reconnu à ses voiles de pourpre le vaisseau qui emportait la reine, que tout son courage tomba, et qu’oubliant ceux qui mouraient en ce moment pour lui, il suivit ses traces. Malgré la fuite honteuse de leur chef, les soldats ne se rendirent qu’après une longue résistance. L’armée de terre attendit sept jours avant de faire sa soumission.
La mort d’Antoine et de Cléopâtre (30 av. J.C.)
Le vainqueur suivit les fugitifs jusqu’en Egypte où ils se réfugièrent. Antoine voulut combattre encore, mais n’avait plus d’armée: Cléopâtre elle-même le trahit. Il vit la flotte et la cavalerie égyptiennes passer sous les drapeaux d’Octave. Pour ne pas tomber vivant aux mains de son ennemi, il commanda à son esclave Eros de lui donner le coup mortel. L’esclave, sans répondre, tire son épée, se frappe lui-même et tombe sans vie à ses pieds. « Brave Eros », s’écrie Antoine, « tu m’apprends ce que je dois faire; » et il se perce à son tour.
Cléopâtre essaya d’apitoyer Octave. Il resta impassible et dur. Quelques jours après on la trouva couchée morte sur un lit d’or, revêtue de ses habits royaux. Elle n’avait pas voulu paraître enchaînée derrière le char du vainqueur (30 av. J.C.).