Septime Sévère avait cru fortifier le pouvoir, en faisant, de l’empire républicain d’Auguste, l’empire militaire. Après lui, le pouvoir se trouva davantage encore livré aux intrigues de femmes, qui prirent, du pays d’où elles sortaient, un caractère tout oriental. Ses successeurs y gagnèrent de périr de la main des prétoriens, au lieu de celle des sénateurs ou des chambellans. C’est le spectacle que nous offrent déjà les deux règnes de ses successeurs immédiats, Caracalla et Héliogabale, séparés seulement l’un de l’autre par la tentative d’usurpation du préfet du prétoire Macrin sur la famille sévérienne. En modifiant l’empire, Septime Sévère ne l’avait pas soustrait au vice radical qui en faisait une institution toute privée, une usurpation particulière, au lieu d’une institution publique. Il y avait eu seulement pacte nouveau, contrat plus étroit encore, pour l’exploitation en commun de l’Empire, entre une nouvelle famille et les armées de l’Etat. Le même vice porta des conséquences semblables. La monarchie, instituée comme un pouvoir public, ne se partage pas. Entreprise privée, elle peut se transmettre comme un héritage de famille, se partager entre les enfants comme une succession civile. Septime Sévère divisa le pouvoir impérial, comme une fortune gagnée, entre ses deux enfants, Bassien Antonin, l’aîné, surnommé plus tard Caracalla, et Géta, le plus jeune. Les historiens romains se sont ingéniés à trouver dans le caractère différent que montrèrent ces jeunes princes, dès leur plus bas âge, l’origine de leur haine fratricide. Il faut la chercher surtout dans le partage que Septime Sévère fit de l’Empire entre eux. On l’a très bien dit depuis : «Sur le trône, qui a compagnon a maître.» Déjà plusieurs empereurs, par suite du défaut d’institutions politiques, qui était le vice essentiel de l’Empire, s’étaient crus obligés, pour leur plus grande sécurité, de se défaire de tout parent dans lequel ils pouvaient soupçonner un rival. Associer deux frères sur le trône, c’était condamner l’un au meurtre, l’autre à la mort. Septime Sévère, qui avait imprimé au monde entier une indicible terreur, n’avait pu comprimer l’essor de cette haine de frère. Après lui, Julia Domna, sa veuve, femme éclairée, tendre, ambitieuse, et le préfet du prétoire, Papinien, aussi vertueux que savant, y perdirent tous les deux leurs vertus et leurs sciences.
Caracalla (5 février 211-8 avril 217)
Les obsèques de Septime Sévère à peine terminées et la paix faite avec les Calédoniens, Bassien Antonin (Caracalla) et Géta donnèrent en traversant la Gaule pour retourner å Rome, le spectacle de leurs défiances et de leurs haines. Ils marchaient et campaient à part, ayant chacun leur logement, leurs gardes, leur armée, toujours prêts à s’attaquer ou à se défendre. A Rome, ils se divisèrent le palais impérial, bouchant et barricadant toutes les communications qui eussent pu donner passage de l’un chez l’autre. Le gouvernement allait cependant comme il pouvait. Ils voulurent enfin se partager l’empire. Caracalla en fit la proposition, dans un conseil auquel assistaient sa mère, Julia Domna, et les jurisconsultes les plus célèbres du temps, Papinien, Paul, Ulpien. A l’un l’Europe, à l’autre l’Asie; le sénat et les légions seraient également partagés comme accessoires au principal. Partager la glorieuse conquête de la république comme un héritage de famille ! Les jurisconsultes qui consacraient alors leurs veilles à constituer l’unité politique et législative de l’Empire, tenaient leurs regards fixés à terre. Plus courageuse, Julia Domna couvrit, dit-on, l’unité de l’Empire du cri éloquent du sentiment maternel : « Vous pouvez », dit-elle, « vous partager la terre, les eaux, vous partagerez-vous le cour de votre mère ? » Ce fut l’arrêt de mort de Géta. L’aîné des fils de Sévère, ne pouvant partager, voulut le tout. Il manda son frère pour se réconcilier avec lui devant leur mère. Des gardes étaient apostés. A la première altercation qui s’éleva entre eux, Bassien Antonin fit un signe, et donna l’exemple lui même, en se précipitant l’épée à la main sur son frère. Julia Domna entoura en vain le malheureux de ses bras; elle fut blessée à la main, et n’eut bientôt plus sur son sein que le cadavre d’un de ses enfants. Bassien Antonin, encore tout sanglant, se jeta hors de son palais, s’écriant qu’il avait échappé à un grand danger. Il gagna ainsi, au milieu du peuple effrayé, le camp des prétoriens, pénétra dans le temple où l’on déposait les enseignes des légions, et s’y roula à terre avec des cris déchirants. Les soldats accoururent; il répéta qu’il avait failli être tué, mais qu’il était le maître enfin de faire aux soldats qu’il aimait tout le bien possible. Les soldats comprirent; ils eurent honte et horreur d’abord, puis se résignèrent à accepter pour la rançon du sang deux mille cinq cents drachmes par tête. Les économies de Septime Sévère, accumulées dans des temples, servirent à payer la mort d’un de ses enfants. Au sénat, le meurtrier rappela que Romulus, pour fonder Rome, avait dû tuer Remus; parmi les premiers fondateurs de l’empire, Tibère n’avait-il pas tué aussi Agrippa Posthumus, et Néron, Britannicus ? L’assassin, au mépris de l’histoire, accusa enfin Marc-Aurèle d’avoir tué Vérus. Il aurait voulu que le grand jurisconsulte Papinien fît la théorie complète du fratricide, jusque-là seulement pratiqué. «Il est plus aisé de commettre un crime que de le louer; c’est tuer une seconde fois un innocent que de l’accuser,» répondit l’homme de loi, moins complaisant que le philosophe Sénèque. Lui et son fils, alors consuls, payèrent de leur vie ces courageuses paroles. Ce fut le commencement de nombreuses exécutions. Une soeur de Marc Aurèle, vieille et inoffensive, un Pompeianus, petit neveu de celui-ci, et un Pertinax, fils de cet empereur d’un jour, périrent. Le fils de Septime Sévère s’attacha, dit un de ses historiens, à détruire tout rejeton impérial qui pût faire souche; enfin, il poursuivit tous les amis, officiers, serviteurs, qui, de près ou de loin, avaient pu aimer ou soutenir Géta, et il en fit périr, s’il faut en croire un écrivain contemporain, jusqu’à vingt mille. Comme il arrive souvent aux fils et aux successeurs de souverains remarquables, Bassien Caracalla exagéra tous les défauts de son père, sans avoir ses qualités. Il en fut même parfois comme la parodie. Septime Sévère s’était contenté de négliger et de dépouiller le sénat; Caracalla l’humilia. Il faisait attendre les sénateurs des journées entières dans le vestibule, tandis qu’il festoyait avec ses amis. S’apercevait-il de leur présence, il ne prenait pas même la peine de les saluer. S’il les emmenait avec lui dans ses voyages à travers l’empire, c’était pour se faire préparer par eux des palais improvisés que, la plupart du temps, il n’habitait pas, et dresser des cirques où il ne célébrait pas de courses. Le peuple ne connut de lui que l’augmentation des impôts; il éleva en effet du vingtième au dixième l’impôt mis sur les successions. Il ne fut pas indifférent aux provinces; mais, suivant le mot de Spartien, il y commit beaucoup de choses contre les hommes et contre les droits des villes. Dion Cassius ajoute que, durant son règne, les provinces furent tellement ruinées et détruites, et le peuple de Rome si affamé, que les citoyens, rassemblés un jour au grand cirque, se prirent à crier à haute voix : «Nous tuons et faisons mourir les vivants, pour avoir l’occupation d’ensevelir les morts.» Sévère aimait à avoir son trésor plein. Caracalla ayant vidé, dès les premiers jours, l’épargne paternelle, disait que personne autre que lui ne devait avoir d’or et d’argent. Pour exécuter sa menace, il donna le premier l’exemple de frapper et de répandre pour les citoyens de la fausse monnaie. Sa mère lui faisait quelques observations au sujet de ces finances mal acquises, et plus mal dépensées : « Tant que j’aurai du fer », dit-il en frappant sur son épée, « je n’aurai faute d’or ou d’argent. » Pour remplacer les accusations publiques et les délateurs, qui disparaissaient avec les souvenirs de la république et d’un gouvernement où se conservaient encore quelques reste de publicité, Sévère avait inauguré le régime de la police secrète. Caracalla, l’exagérant encore, couvrit l’Empire d’une armée d’espions, de spéculateurs dont la puissance s’éleva au-dessus de celle des magistrats. L’administration, Caracalla la laissa aux mains de sa mère et des jurisconsultes sévériens. C’est donc à eux qu’il faut faire remonter l’honneur de cette fameuse constitution Antonine, qui fit citoyens romains tous les habitants libres de toutes les provinces. On a remarqué avec raison que les nombreuses concessions du droit de cité, faites par les prédécesseurs de Caracalla, et les progrès de la législation civile qui confondait peu à peu le droit quiritaire avec le droit des gens, avaient déjà singulièrement avancé cette révolution. La différence était déjà fort amoindrie entre l’Italie et les provinces. La constitution Antonine ne fit guère que proclamer un fait accompli. Les anciennes distinctions entre les citoyens, les Latins, les Italiens, les fédérés, les sujets achevèrent de disparaître; il n’y eut plus d’autre distinction que celle des hommes libres ou ingenus, des affranchis et des esclaves; et le titre d’étranger ne s’appliqua plus guère qu’aux non-libres ou aux Barbares. Ajoutons que, le lendemain du jour où la liberté politique achevait de disparaître, le titre de citoyen n’était plus guère conféré qu’à des sujets; et que l’empereur avait encore eu soin de gâter ce bienfait en augmentant l’impôt sur les successions, auquel furent soumis naturellement les nouveaux comme les anciens citoyens. Ce n’est pas un nouveau droit, c’est un nouveau vêtement dont Bassien Antonin dota ses sujets. En Gaule, il s’était épris de la caracalle gauloise, sorte de manteau long, à manches et à capuchon. Il l’adopta pour lui-même, l’adapta, en le raccourcissant, à l’usage de la vie militaire, et en distribua un si grand nombre à Rome, qu’il en répandit l’usage dans le peuple. Le nom de Caracalla en est resté à cet empereur, comme à Caïus, successeur de Tibère, celui de Caligula, de la chaussure appelée calige, prise également des Gaulois, déjà en possession du privilège d’inventer et de propager les nouvelles modes. Septime Sévère, empereur, était resté général, pour commander toujours ferme à ses soldats. Caracalla se fit soldat pour leur plaire. Il ne se contentait pas d’aller à pied, chargé comme eux, dans les marches; il partageait leur pitance. Fallait-il creuser un fossé, élever une chaussée, il était le premier, la pioche ou la truelle à la main. Souvent il mettait le costume et adoptait la blonde chevelure du Germain, dans lequel il voyait le type du soldat. Les soldats ravis l’appelèrent «compagnon;» il le souffrit; mais la discipline n’en alla pas mieux. S’il partagea leurs fatigues, il leur laissa imiter ses vices; et s’il donna parfois l’exemple des rudes travaux, il propagea plus souvent celui du relâchement de la discipline. Il n’y eut bientôt plus de respect dans l’armée pour le prince; les soldats mêlèrent Caracalla à leurs petites querelles comme à leurs jeux et à leurs travaux; et il n’eut bientôt plus d’autorité, pour imposer sa volonté. Deux soldats se disputaient une outre de vin, devant l’empereur; il leur ordonna d’en faire un égal partage; les deux soldats, aux yeux de l’empereur, coupèrent l’outre en deux et en répandirent le vin à terre. Caracalla ne sut pas retrouver plus tard l’occasion de rétablir son autorité méconnue, comme Clovis au sujet du fameux vase de Soissons; un Barbare lui eût donné des leçons de commandement. Le fils de Septime Sévère aurait bien voulu aussi donner à son règne le prestige de la gloire. Il tenta d’abord quelques expédition au-delà du Danube, contre les Goths ou Gêtes, ces redoutables Barbares de la Germanie, qui inquiétaient sans cesse cette frontière de l’Empire. Il les battit plusieurs fois; plus souvent battu, il acheta plutôt qu’il n’imposa la paix à ces barbares. L’Orient parut de voir lui offrir des lauriers plus faciles à cueillir. A peine en effet eût-il mis le pied sur cette terre classique de la gloire, qu’il se crut un héros, ou du moins voulut le persuader. Sur les ruines de Troie, près du tombeau d’Achille, il prétendit imiter ce héros homérique. Il ne lui manquait qu’un Patrocle; un sien secrétaire, Feslus, qu’il aimait, mourut à point, empoisonné, dit-on. Il sacrifia sur son tombeau, comme Achille sur celui de Patrocle. Les savants remarquèrent méchamment qu’il ne trouva pas sur sa tête chauve à faire, comme Achille, l’offrande de ses cheveux. Sur les champs de bataille du Granique et d’Issus, autre fantaisie de gloire. Caracalla crut et voulut être Alexandre. Il écrivit au sénat que l’âme de ce glorieux conquérant, ayant passé trop peu de temps sur la terre, était entrée dans son corps pour achever ses exploits. Il compta Alexandre parmi ses prédécesseurs, l’appelant l’Auguste et l’empereur de l’Orient; les généraux, qui l’approchaient, durent prendre désormais les glorieux noms des compagnons d’Alexandre. Ses soldats furent armés à la macédonienne, avec le casque en cuir, la panoplie, la pique et le bouclier de cuivre; ils formèrent une phalange. Un soldat du nom d’Antigone, fils d’un certain Philippe, n’avait d’autre talent que de bien monter à cheval. Grâce à son nom, à celui de son père, il fut fait tout d’un coup tribun. Une tradition erronée faisait le célèbre précepteur d’Alexandre, Aristote, complice de la mort du conquérant macédonien. Caracalla persécuta tous les adeptes de sa philosophie. C’était là le parti que le fils de Septime Sévère savait tirer des connaissances historiques que son père s’était efforcé de lui donner.
Macrin (8 avril 217-8 juin 218)
Commande qui voudra, s’écrièrent les sénateurs, à la nouvelle de la mort de Caracalla, pourvu que ce ne soit plus le parricide, l’assassin de la république. L’armée, comprenant qu’elle avait fait un pacte avec la famille sévérienne, et voulu pour maître un descendant de Septime Sévère. Mais il n’existait plus que deux jeunes enfants, à peine parents de cet empereur, petits-fils de la sœur de sa veuve Julia Mœsa; et ils étaient loin, à Antioche. Les soldats, en pays ennemi, menacés par Artaban, qui revenait en force, étaient pressés d’avoir un chef. L’armée prit donc son préfet du prétoire, pour en essayer provisoirement; et Macrin, proclamé, se hâta de faire toutes les réparations possibles à Artaban, pour revenir s’assurer de l’Empire. La veuve de Septime Sévère ne se résigna pas d’abord à n’être plus rien. De cet Orient tout plein de légendes, elle eut un moment la pensée de revenir à Rome, comme une Sémiramis, une nouvelle Nitocris. Macrin, après l’avoir d’abord ménagée, pour l’endormir, lui envoya l’ordre de vider Antioche, avec sa sœur Julia Mœsa et toute la famille de celle-ci. Julia Mœsa obéit et se retira à Émèse; mais la fière Domna irrita à force de coups un cancer qu’elle avait au sein, ne prit pas de nourriture, et quitta la vie plus volontiers que l’Empire. Africain, d’origine obscure, ancien avocat du fisc, arrivé par son seul mérite aux plus hautes fonctions de l’État, personnage civil bien intentionné, mais peu habile, Macrin eut l’idée de s’entendre avec le sénat, pour restaurer le gouvernement civil. En retour des promesses qu’il leur fit de ramener le temps des Antonins, de faire refleurir les sénatus-consultes que les rescrits avaient remplacés, les sénateurs lui décernèrent tous les honneurs et la noblesse qui lui manquait. L’empereur Macrin commença à diminuer la paye des nouvelles troupes, à ramener les anciennes à la discipline de Septime Sévère, et il sévit même contre elles. Les soldats trouvèrent que, de la part d’un juriste qui ne partageait pas avec eux les fatigues des camps et qui s’était hâté d’acheter la paix, c’était beaucoup exiger; ils craignirent des réformes plus radicales et se montrèrent disposés à les prévenir; il ne leur manquait qu’une occasion et un nom. Quelques troupes nouvellement recrutées étaient retranchées dans un camp, près de la ville d’Émèse, où s’était retirée Julia Mœsa, la belle-sœur de Septime Sévère, avec ses deux filles veuves, Sohemie et Mammée, et l’enfant que chacune d’elles avait de son mariage. La vieille Julia Mœsa avait repris l’intendance du temple que son père avait possédée; en attendant mieux, elle avait fait Perlé de ses petits-fils, Avitus Antonin, grand prêtre. Les soldats admiraient beaucoup Antonin, que Julia Mœsa avait soin d’habiller richement, quand il faisait, au son des flûtes et des cymbales, avec les jeunes gens et les jeunes filles, les évolutions processionnelles et les danses consacrées autour de la statue de son dieu. L’habile Julia Mœsa en profita; elle répandit le bruit, peu à l’honneur cependant de ses filles, que ses deux petits-fils étaient les enfants adultérins de Caracalla, si aimé des soldats; et elle ne manqua pas surtout d’y ajouter le récit des immenses richesses qu’elle possédait, comme héritière de Julia Domna, et comme intendante du temple le mieux achalandé de l’Asie. Bref, les recrues introduisirent un jour dans leur camp Julia Mœsa, ses filles, ses petits-fils, et proclamèrent l’aîné de ceux-ci, le prêtre du soleil, Héliogabale, comme on l’appelait en Orient, empereur. Macrin en appela aux populations civiles. Il publia le montant des sommes que Caracalla avait prodiguées aux soldats, et envoya un de ses généraux, Julien, avec quelques vieilles légions, au-devant des soldats défectionnaires. Les populations civiles ne bougèrent pas; Julien et ses soldats tournèrent. Julia Mœsa, ayant maintenant une passable armée, marcha contre Macrin et le rencontra sur les confins de la Syrie et de la Phénicie. Il se trouva dans l’armée du jeune Héliogabale un eunuque, Gannys, pour bien disposer ses troupes. Au milieu du combat, malgré l’avantage que remportaient déjà les siens, l’empereur juriste prit peur et s’enfuit. Au contraire, la vieille Julia Mœsa et ses deux filles se précipitèrent, les cheveux épars, au-devant de leurs soldats qui fuyaient; le jeune prêtre du soleil lui-même se jeta sur un cheval, tira l’épée, et, comme saisi d’une divine fureur, s’élança au milieu des ennemis. Femmes, enfant ramenèrent leurs soldats au combat. Des troupes de Macrin, les unes s’enfuirent, les autres passèrent au vainqueur. Lui-même fut atteint dans sa fuite et massacré. Le prêtre d’une petite ville d’Asie, figé de quinze ans, petit-fils d’une belle-sœur de Septime Sévère, et réputé adultérin du regretté Caracalla, fut bientôt reconnu de l’Asie et de l’Europe entière.
Héliogabale ou Elagabal (juin 218-11 mars 222)
Il n’y avait qu’une tête politique dans l’entourage du nouvel empereur, c’était la vieille Julia Mœsa. Restée vingt ans, sous Sévère et sous Caracalla, à la cour, elle en connaissait tous les secrets. Elle voulut faire du prêtre du soleil un empereur, et exhorta son petit-fils à laisser là ses fonctions sacerdotales, ses vêtements du temple, et à revêtir un costume romain pour s’essayer à gouverner. Malheureusement l’enfant avait beaucoup plus de goût pour son ancien état que pour le nouveau, et obéissait moins aux conseils de sa grand-mère qu’à ceux de sa mère Sohemie, véritable Orientale, entachée des superstitions de son pays, et qui croyait que son fils avait été élevé au premier trône de l’univers, pour lui imposer le culte dont il était prêtre.
Héliogabale resta donc fidèle à son ancien costume, à ses anciennes occupations. Pour donner à Rome un avant-goût de son règne, il envoya au sénat son portrait en pied, avec ordre de le suspendre dans la salle des séances, au-dessus de l’autel de la Victoire. Les sénateurs purent le contempler à leur aise. C’était encore un grand enfant, rose et joufflu, la tête ceinte d’une tiare enrichie de pierreries, le tour des yeux peint de vermillon, des colliers à la poitrine, des bracelets aux mains, sur les épaules une dalmatique, avec une longue robe de soie et d’or qui traînait à terre, et des bottes enrichies de pierreries et de couleur carmin, qui remontaient jusqu’à mi-jambe. Tel était le magot oriental que les soldats avaient donné pour empereur au sénat et au peuple romain. Il n’en vint pas moins, sous la protection des épées prétoriennes, imposer réellement à Rome un gouvernement de sérail et une superstition nés au fond de l’Orient.
Les Romains virent avec colère les premières dignités de l’État, selon la mode des souverains d’Asie, prodiguées à des gens de bas étage, méprisés d’ailleurs à cause de leur origine asiatique. La préfecture du prétoire revint à Eusychianus, ancien danseur; celle des gardes de nuit au cocher Gordius, et celle des vivres au barbier Claudius. Les lieutenances, les gouvernements dans les provinces, les places vacantes au sénat furent distribués à l’avenant. La première fois qu’il présida le sénat, Héliogabale y fit asseoir sa grand-mère, Julia Mœsa, qui délibéra, dit son avis comme un sénateur, et signa le sénatus-consulte qui y fut rédigé. Elle arrivait dans un temps où elle pouvait essayer avec plus de succès ce qu’avait prématurément tenté Agrippine. Pour donner un rôle aux femmes dans la vie politique, cette Syrienne, en face des Pères conscrits, composa à Rome une sorte de sénat féminin avec les femmes des plus hauts fonctionnaires de l’Empire, et lui donna pour attributions de faire des lois somptuaires et de trancher des questions d’étiquette applicables à la plus belle et à la plus riche moitié de l’Empire romain. Les Mères conscrites rendirent des sénatus-consultes sur les costumes, les joyaux des dames de différentes classes, leurs droits de préséance dans les cérémonies publiques, et l’usage qu’elles pouvaient faire, selon leurs rangs, des chars suspendus ou non suspendus, des males, des chevaux ou des ânes, sur la voie publique. Le temps était bien loin où le vieux Caton avait gourmandé les maris républicains, pour avoir laissé leurs femmes faire une sorte d’émeute sur la place publique contre les lois somptuaires dirigées contre leur luxe naissant.
Les empereurs d’origine romaine, ceux de la famille particulièrement raffinée de César, avaient cru épuiser au service de leurs délicatesses et de leurs débauches les inventions les plus subtiles, et lasser par leurs caprices la patience de leurs sujets. Ce prêtre imberbe de l’Asie Mineure vint en remontrer aux Césars occidentaux, en fait de molles voluptés ou d’obscènes plaisirs et dans l’exercice de la tyrannie. Ce voluptueux couchait dans des lits d’argent massif, sur du duvet pris sous les ailes des perdrix, et il en changeait souvent; il se faisait traîner sur des coussins moelleux et dans des chars chamarrés d’or et d’argent, attelés d’éléphants, de tigres apprivoisés, et quelquefois de femmes demi-nues. Dans ses banquets à vingt-deux services, et qui ne coûtaient jamais moins que cent mille sesterces, paraissaient chaque jour tous les produits de la création. Il tenait à ce que les bêtes qu’on lui servait conservassent autant que possible, sous leurs apprêts culinaires, leur forme naturelle et leur air vivant, à ce point qu’il ne touchait qu’aux poissons accommodés à une sauce couleur de mer et assez transparente pour les laisser briller dans leur robe d’écailles. Il arrosait le tout d’un vin rose, qu’il avait inventé ou au moins perfectionné. Pendant le repas, des lambris tournants inondaient les convives de fleurs et d’aromes; et il laissait aux convives qu’il aimait l’argenterie et les coupes dont ils s’étaient servis. Quelquefois, se faisant un jouet de ses parasites, ce gamin de la tyrannie leur servait la représentation en relief ou en tapisserie des mets les plus succulents, les faisait asseoir sur des outres gonflées de vent, qui, en s’affaissant, les faisaient rouler par terre ; et alors il lâchait sur eux, pour rire de leur peur, ses lions, ses léopards et ses ours, auxquels il avait fait cependant arracher leurs ongles et leurs dents.
Ce fut moins un nouveau gouvernement qu’une religion nouvelle que le prêtre asiatique prétendit imposer à l’Empire, religion dont la débauche, comme dans les cultes orientaux, était le fond. Son premier soin avait été de faire transporter à Rome, avec grand respect et révérence, son dieu du temple d’Émèse, une pierre noire taillée en cône, en forme d’un rayon du soleil dont elle était l’image. Il lui fit bâtir, près du palais impérial et dans un des faubourgs de Rome, deux temples, pour promener de l’un à l’autre son dieu, traîné sur un char par six grands chevaux blancs, qu’il conduisait lui-même à reculons. Les sénateurs, les premiers officiers de l’Empire, en robes traînantes à la phénicienne firent, avec lui, autour du dieu et au son du tambour, les évolutions consacrées; les cohortes prétoriennes accompagnèrent les processions de son dieu à travers la ville. Les magistrats romains, dans les sacrifices publics, durent enfin invoquer d’abord Baal, dont il voulut faire le premier des dieux, et auquel il prétendit subordonner tous les autres.
Il ne faut pas trop s’étonner de rencontrer dans un empereur asiatique cette singulière visée. Le monde entier, sectes philosophiques et superstitions païennes, néoplatonisme et gnosticisme, polythéisme de toute origine, romaine, grecque, orientale, au moment où toutes les races se confondaient, étaient comme en travail de l’unité de Dieu, dont tous avaient soif, et dont le christianisme réussissait déjà à organiser secrètement le culte. Le plus étonnant pêle-mêle de mysticité religieuse et de superstitieuses pratiques, de spéculations philosophiques et de rêveries théosophiques, d’exaltation et de magie, de légendes et de fables, y poussait par toutes les voies. Le stoïcisme avait ramené les dieux de l’Olympe à l’idée d’une providence universelle. Maxime de Tyr et le conteur Apulée lui-même avaient subordonné tous les dieux à un dieu unique, dont les autres n’étaient que les ministres. Apollonius de Tyane ramenait tout le paganisme à une sorte de naturalisme panthéiste, où les dieux n’étaient que les émanations diverses d’un dieu. La gnose, sortie de l’élaboration alexandrine, de la philosophie grecque et de la théologie juive, rêvait l’être par excellence, ών, et l’un τό έν, dont les émanations formaient le monde des démons, intermédiaire entre le monde invisible et le monde visible. Porphyre allait bientôt systématiser tous ces essais de fusion et de confusion théogonique et théosophique, qui suscitaient les plus extravagantes imaginations et les plus audacieuse : tentatives. Rien d’étonnant qu’un prêtre d’Émèse, entouré de théosophes, de prêtres superstitieux, de magiciens, l’imagination toute remplie des plus monstrueux accouplements de doctrine, ait voulu faire servir l’autorité du grand pontife de l’empire romain, et la puissance de l’empereur, à réaliser aussi son unité religieuse, et à imposer au monde un dieu de sa façon, dieu un, et roi de tous les dieux !
On vit, en effet, Héliogabale faire à son dieu Baal une cour de tous les autres dieux. Il transporta, sous le toit du temple qui lui était dédié, jusqu’au feu sacré de Vesta, au bouclier céleste et au palladium de la fortune romaine. Il célébra devant lui tous les mystères, ceux de Cybèle, entourée de ses prêtres mutilés, et ceux de la Vénus syrienne, qu’il représenta lui-même, pleurant avec des cris plaintifs la perte d’Adonis. Un historien païen nous assure qu’il aurait voulu mettre le comble à ce pandæmonium de superstitions en y faisant figurer jusqu’aux cérémonies des Juifs, des Samaritains et des Galiléens. Quel était le but de cette étrange promiscuité religieuse ? — la découverte, la création du dieu inconnu que le monde cherchait encore. Le vieux mythe d’Osiris et d’Isis, principe mâle et femelle dont l’union avait produit autrefois, selon la légende orientale, le dieu complet, l’hermaphrodite Horcus, occupait alors les imaginations, comme bien d’autres rêveries superstitieuses encore. Héliogabale crut pouvoir renouveler l’union miraculeuse, et déterminer, dans la chaude atmosphère de ce pandæmonium, le divin enfantement. Il chercha une épouse à son dieu Baal. Après avoir repoussé la déesse Pallas, comme trop guerrière ou trop sage, il fit choix de la déesse africaine Uranie, en Asie, Astarté, fiancée de mauvais renom en Occident, parce qu’elle avait présidé au temple syrien, où les femmes faisaient sacrifice de leur vertu, mais qui était d’autant mieux vue d’un prêtre d’Asie. Les divines noces furent célébrées, non-seulement à Rome, mais dans tout l’Empire. Les provinces envoyèrent à l’envi des présents pour la dot de la divine fiancée; Héliogabale fit faire force sacrifices, immola des victimes humaines, de beaux enfants enlevés à leurs parents, et commanda aux prêtres, aux magiciens et aux sorciers, force incantations et étranges enchantements pour assurer la fécondité du mariage. On attendit le dieu. Le dieu ne vint pas; les divines noces n’aboutirent pas. Mais l’hiérophante Héliogabale était doublé d’un empereur. Comme quelques-uns de ses prédécesseurs, il était dieu aussi. Après avoir fait et rompu plusieurs mariages, il épousa, au grand scandale des Romains, une vestale enlevée au temple, afin, dit-il, que de l’union du souverain pontife et d’une prêtresse de Vesta, naquît le divin enfant. Dieu impuissant et tourmenté de produire, il se crut bientôt femme, « dame et reine, prit la quenouille, fila, se fit épiler, barbouiller le visage de fard ; enfin, il prit un mari, le Carien Hiéroclès, mari jaloux dont il s’attira les gourmades en feignant l’inconstance pour pousser jusqu’au bout la vérité de son rôle, et qui ne souffrit point de rival, témoin Soticus, qu’il rendit impuissant.
Empereur-reine et homme-femme, Héliogabale ne propagea, dans Rome et dans l’empire, que le culte d’une corruption sans nom. Il fit de son palais le temple de sacrifices que la déesse d’Asie seule avait exigés; sous les portiques de sa demeure, les hommes et les femmes de mauvais lieux furent traités par lui de camarades, de compagnons d’armes, de fidèles serviteurs de son culte; ils reçurent des congiaires comme ses plus fidèles sujets, et le donativum ainsi que ses meilleurs soldats. Le gouvernement des provinces et des villes, enfin, aurait été confié de préférence à ceux qui tenaient les succursales privées du culte d’Astarté. Tel est an moins le tableau que les historiens occidentaux, que durent scandaliser les monstrueuses fantaisies de ce prêtre d’Asie, nous présentent de son règne.
Il est certain que la politique Julia Mœsa comprit bientôt que son fils perdait toute la famille; les prétoriens eux-mêmes s’aperçurent qu’ils avaient fait un mauvais choix. La grand-mère et les soldats se liguèrent contre Héliogabale; ils lui firent adopter d’abord son cousin, le fils de Mammée, qu’on nommait Alexandre Sévère, aussi précoce dans le bien qu’Héliogabale l’était dans le mal. Le prêtre d’Émèse, jaloux du fils adoptif qu’on lui avait imposé au lieu de celui qu’il rêvait, tenta une première fois de s’en défaire. Les prétoriens faillirent lui faire payer de la vie cette tentative; ils ne lui firent grâce qu’après avoir dispersé ses prêtres, ses magiciens, ses bouffons asiatiques, et chassé son mari Hiéroclès. La seconde tentative que fit Héliogabale contre son cousin lui conta la vie. Lorsque les soldats pénétrèrent dans son palais, pour en finir cette fois, Héliogabale s’enfuit. Depuis longtemps, le jeune voluptueux s’était préparé une belle et riche fin. Sachant que les Césars ne mouraient pas d’ordinaire dans leur lit, il avait une provision de petits poignards dorés, de cordons de soie et de pourpre, de poisons subtils enfermés dans des améthystes et des émeraudes; enfin, au pied d’une tour, il avait fait disposer une mosaïque incrustée d’or et de pierreries, pour se précipiter sur cette mort opulente. Il n’eut pas le courage de choisir : on le trouva dans un ignoble lieu. Les soldats l’y massacrèrent et le traînèrent ensuite par les rues de la ville, jusqu’à un égout où ils voulaient le précipiter; l’ouverture se trouva trop étroite : il fallut aller jusqu’au Tibre. Là, ils lui mirent une corde avec une pierre au cou, le précipitèrent du haut du pont, et, au lieu de la belle fin qu’il avait rêvée, lui donnèrent la mort immonde d’un chien.
Les fastes de l’empire romain, dit quelque part son judicieux historien, Gibbon, sont précieux pour qui veut étudier de près la nature humaine. Les personnages faibles et pâles des temps modernes ne nous présentent point des caractères à la fois aussi nets et aussi variés. On pourrait saisir dans les empereurs romains toutes les nuances de la vertu et du vice, depuis la perfection la plus sublime jusqu’à la plus basse abjection de l’espèce. C’est ce que l’histoire de Caracalla et d’Héliogabale nous a peut-être encore prouvé. Parmi les monstres ou les fous que comptent les empereurs romains, il y a des monstres et des fous d’espèces très-différentes. Caracalla et Héliogabale ne sont ni Caligula, ni Néron, et ceux-ci ne sont ni Domitien ni Commode; ils ont chacun leur trait spécial de monstruosité ou de folie. Il est un trait commun par où cependant ils se ressemblent tous, c’est qu’ils ne veulent pas rester à leur place, être ce qu’ils sont, empereurs ou même tyrans. Qu’ils aspirent à monter ou à descendre, leur folie ou leur monstruosité est de vouloir être autre chose que ce qu’ils sont : c’est leur tourment. Caligula et Domitien prétendent être dieu, Néron vise à être histrion, et Commode gladiateur; Caracalla se croit Alexandre, et Héliogabale convoite d’être femme. Maîtres du monde, ils n’en ont pas assez; changer de situation, de nature, est leur passion dominante. Le pouvoir absolu n’est jamais satisfait.