Darius (521-486 av. J.C.)

Délibération des sept conjurés (521 av. J.C.)

Cinq jours après le rétablissement de la tranquillité, les sept seigneurs, qui s’étaient soulevés contre les mages, tinrent conseil. Il fut d’abord résolu que la royauté étant destinée à un d’entre eux, moins Otanès qui la refusa d’avance, on donnerait tous les ans, par distinction, à Otanès et à ses descendants à perpétuité, un habit à la Médique, et qu’on lui ferait les présents que les Perses regardent comme les plus honorables. Cette distinction lui fut accordée, parce qu’il avait le premier formé le projet de détrôner le mage, et qu’il les avait assemblés pour l’exécuter.

Ensuite, il fut arrêté, premièrement, que chacun des sept aurait au palais ses entrées libres, sans être obligé de se faire annoncer; secondement, que le roi ne pourrait prendre femme ailleurs que dans la maison de ceux qui avaient détrôné le mage. Quant à la manière dont il fallait élire le nouveau roi, il fut décidé que, le lendemain matin, ils se rendraient à cheval devant la ville, et qu’on reconnaîtrait pour roi celui dont le cheval hennirait le premier au lever du soleil.

Darius reconnu roi (521 av. J.C.)

Darius avait un habile écuyer nommé OEbarès. Au sortir de l’assemblée, il lui dit : « OEbarès, il a été arrêté entre nous, que, demain matin, nous monterions à cheval, et que celui-là serait roi dont le cheval hennirait le premier au soleil levant. Fais donc usage de toute ton habileté, afin que j’obtienne ce haut rang préférablement à un autre ».


« Seigneur », répondit OEbarès, « si votre élection ne dépend que de cela, prenez courage, et ne vous mettez pas en peine : personne n’aura sur vous la préférence; j’ai un secret infaillible ».


« Si tu en as véritablement un », reprit Darius, « il est temps d’en faire usage; il n’y a point à différer : demain notre sort sera décidé. »

Sur cet avis, sitôt que la nuit fut venue, OEbarès prit une bonne provision de tout ce que le cheval de Darius préférait, l’alla porter hors de la ville et la déposa dans un certain endroit du faubourg; ensuite il conduisit là le cheval de son maître, le fit passer et repasser plusieurs fois autour de cette provende, et enfin lui permit de la manger; mais le reste de la nuit, il ne lui donna plus rien.

Le lendemain, dès qu’il fut jour, les six Perses, selon leur convention, se trouvèrent à cheval au rendez-vous. Comme ils allaient de côté et d’autre dans le faubourg, lorsqu’ils furent vers l’endroit où, la nuit précédente, la provende avait été mise, le cheval de Darius y accourut, et se mit à hennir. On ajoute qu’en même temps, il parut un éclair, que l’on entendit un coup de tonnerre, quoique l’air fût alors serein et que ces signes, survenant comme si le ciel eût été d’intelligence avec Darius, furent pour ce prince une espèce d’inauguration. Les cinq autres descendirent aussitôt de cheval, se prosternèrent à ses pieds et le reconnurent pour leur roi.

Darius, fils d’Hystaspes, fut ainsi proclamé roi, et tous les peuples de l’Asie, qui avaient été subjugués par Cyrus, et ensuite par Cambyses, lui furent soumis, excepté les Arabes. Ceux-ci, en effet, n’ont jamais été esclaves des Perses, mais leurs alliés. Quand sa puissance eut été affermie, il se fit dresser une statue équestre avec cette inscription : « Darius, fils d’Hystaspes, est parvenu à l’empire des Perses par l’instinct de son cheval, et l’adresse d’OEbarès, son écuyer. »

Révolte de Babylone (521 av. J.C.)

Ce ne fut qu’après de longs combats que Darius resta maître paisible de l’empire. De toutes les révoltes qu’il eut à dompter, une seule est racontée par Hérodote, celle de Babylone. Les Babyloniens, dit-il, profitèrent des troubles qu’amena l’usurpation du mage pour secouer le joug des Perses. Afin de se mettre en état de soutenir au besoin un long siège, et de ménager les provisions, chaque homme tua toutes les femmes de sa maison, à l’exception de sa mère et d’une autre qu’il garda pour lui apprêter à manger. Darius arriva bientôt avec de grandes forces; les Babyloniens s’en inquiétaient peu. Ils montaient sur leurs remparts, et dansaient ou lui jetaient des insultes.

Zopyre (521-520 av. J.C.)

Il y avait déjà un an et sept mois que Darius était arrêté par cette grande ville, lorsqu’un jour Zopyre, fils de ce Mégabyse qui avait aidé à tuer le mage, se présenta devant lui, le nez et les oreilles coupées, la tête rasée, le corps en sang. Darius indigné de voir un homme de ce rang si cruellement traité, se lève précipitamment de son trône, et lui demande qui l’a ainsi mutilé. « Personne que vous, Seigneur », répondit-il, « n’est assez puissant pour me traiter de la sorte; je me suis fait moi-même ces blessures, et Babylone est à nous. Je vais entrer dans la ville; je dirai que ce traitement m’a été fait par votre ordre, et j’obtiendrai aisément le commandement d’une partie de leurs troupes. Pour vous, Seigneur, le dixième jour après que j’aurai été reçu à Babylone, choisissez 1000 hommes dont la perte vous importe peu, placez-les près de la porte de Sémiramis. Sept jours après, postez-en 2000 autres, près de la porte de Ninive. Laissez ensuite passer vingt jours, et vous enverrez 4000 hommes près de la porte des Chaldéens. Mais que les uns et les autres n’aient, pour se défendre, d’autres armes que leurs épées. Enfin, le vingtième jour après, faites avancer le reste de l’armée droit sur la ville, pour donner un assaut général. Je ne doute point que les Babyloniens, après ce que je paraîtrai avoir fait pour eux, ne me contient les clefs de quelques portes que j’ouvrirai à nos soldats. »

Ce discours achevé, il s’enfuit vers la ville, se retournant de temps en temps, comme s’il eût craint d’être poursuivi. Ceux qui étaient en sentinelle sur les tours, l’ayant aperçu, descendirent promptement, entr’ouvrirent un guichet de la porte, et lui demandèrent qui il était, ce qu’il venait chercher. Il leur répondit qu’il était Zopyre, et qu’il venait se rendre aux Babyloniens. Sur cette déclaration, les gardes de la porte le conduisirent à l’assemblée de la nation. Lorsqu’il fut arrivé, il se mit à déplorer son malheur, il attribua à Darius le traitement, qu’il s’était fait, et leur dit que ce prince l’avait mis en cet état, parce que, ne voyant nulle apparence de forcer la place, il lui avait conseillé d’en lever le siège. « Maintenant donc », leur dit-il, « je viens vers vous, O Babyloniens, et pour votre plus grand avantage, et pour le plus grand malheur de Darius, de son armée et des Perses. Tous ses projets me sont connus; il ne m’aura point ainsi mutilé impunément. »

Les Babyloniens voyant un Perse de la première qualité, le nez et les oreilles coupés, le corps déchiré de coups, crurent qu’il disait vrai et furent disposés à lui accorder tout ce qu’il souhaitait. Il leur demanda des troupes. On lui en donna, et il fit tout ce dont il était convenu avec le roi.

Le dixième jour après son arrivée, il sortit à la tête des troupes dont les Babyloniens lui avaient confié le commandement, investit dans leur poste les premiers 1000 hommes que Darius avait envoyés par son conseil, et les tailla en pièces. Les Babyloniens, ayant reconnu que ses actions répondaient à ses discours, en témoignèrent une grande joie, et n’en furent que plus disposés à lui obéir en tout.

Zopyre laissa passer le nombre de jours dont il était convenu avec Darius; puis se mit à la tête de l’élite des troupes babyloniennes, et fit une seconde sortie, dans laquelle il tua 2000 hommes. Les Babyloniens, après ce nouveau succès, ne s’entretenaient que de Zopyre.

Il laissa encore écouler le nombre de jours convenu, et fit une troisième sortie. Il mena ses troupes vers le poste où il avait dit à Darius d’envoyer 4000 hommes, et les y massacra. Ce nouvel exploit le rendit tout puissant parmi les assiégés : on lui confia tout, le commandement de l’armée et la garde des remparts.

Enfin Darius, au jour marqué, fit approcher son armée de toutes parts, pour donner un assaut général. Alors, tandis que les Babyloniens, montés sur les remparts, étaient occupés à se défendre contre Darius, Zopyre ouvrit deux portes, et introduisit les Perses dans la place. Ceux des Babyloniens qui s’en étaient aperçus se réfugièrent dans le temple de Belus. Mais ceux qui ne l’avaient pas vu ! Tinrent ferme dans leurs postes, jusqu’à ce-qu’ils eussent aussi reconnu qu’on les avait livrés aux ennemis.

Ce fut ainsi que Babylone tomba, pour la seconde fois, en la puissance des Perses. Darius en fit abattre les murs et enlever toutes les portes, ce que Cyrus n’avait pas fait, et fit mettre en croix environ 3000 nommes, des plus distingués de la ville.

Il n’y a jamais eu en Perse, au jugement de Darius, dans les temps les plus reculés, ou dans les derniers temps, personne qui ait surpassé Zopyre par ses belles actions, excepté Cyrus, à qui jamais aucun Perse ne se jugea digne d’être comparé. On rapporte que Darius déclarait souvent qu’il eût mieux aimé que Zopyre ne se fût pas traité si cruellement que de devenir maître de vingt villes comme Babylone. Il lui accorda les plus grandes distinctions : tous les ans, il lui faisait présent de ce que les Perses regardent comme le plus honorable, et il lui donna, pour sa vie durant, la ville de Babylone, sans exiger de lui aucune redevance.

Mort d’Intaphernès (vers 521-520 av. J.C.)

Deux autres faits montrent les difficultés de tout genre que Darius rencontra après son avènement. Ce ne fut pas seulement les désirs d’indépendance (Artapherne ou Artaphernès?) des peuples qu’il eut à réprimer, mais, ce qui est souvent plus difficile pour un roi parvenu, l’insolence de ses anciens amis qui l’avaient mis sur le trône, et la désobéissance de ses officiers qui l’y avaient vu monter.

Intaphernès, un des sept Perses qui avaient conspiré contre le mage, voulut un jour parler au roi, comme il avait été convenu entre les sept, qu’ils auraient leurs entrées libres au palais, à moins que le roi ne fût en conseil. Or, il en était ainsi ce jour-là, néanmoins Intaphernès persista à entrer chez Darius, et les gardes voulant s’y opposer, il tira son cimeterre, leur coupa le nez et les oreilles, qu’il fit attacher à la bride de son cheval, et tes laissa ensuite aller.

Ils se présentèrent en cet état au roi. Darius appréhenda que cette violence n’eût été commise de concert avec les cinq autres. Il les fit venir, les sonda chacun en particulier, et quand il fut certain qu’ils désapprouvaient ce qui s’était passé, il fit arrêter Intaphernès qui cherchait à se révolter avec ses parents, et les condamna tous à mort.

La femme d’Intaphernès se rendait chaque jour aux portes du palais, poussant des cris lamentables. Ses pleurs firent impression sur Darius. On vint lui dire, de la part de ce prince : « Le roi vous accorde un des prisonniers; vous pouvez choisir, parmi vos parents, celui que vous voulez délivrer du supplice. » Après un moment de réflexion, elle répondit : « Si le roi m’accorde la vie d’un de mes proches, je choisis mon frère. » Darius en fut surpris. « Quel motif », lui fit-il dire, « vous fait préférer votre frère à votre mari et à vos enfants, quoiqu’il ne vous soit pas si proche que vos enfants, et qu’il doive vous être moins cher que votre mari? – Grand roi », répondit- elle, « si Dieu le permet, je pourrai retrouver un mari et des enfants, mais je n’aurai jamais d’autre frère. » Darius lui rendit non-seulement ce frère qu’elle avait demandé, mais encore l’aîné de ses enfants. Quant aux autres, il les fit périr.

Mort d’Orétés (520 av. J.C.)

Orétès était satrape de la Lydie. Après l’avènement de Darius, il voulut profiter des embarras du nouveau roi pour se rendre à peu près indépendant. Il fit mourir Mitrobatès, gouverneur de Dascylion, et son fils Cranapès, tous deux hommes fort considérés parmi les Perses. Un messager de Darius lui ayant apporté des ordres qui ne lui plaisaient pas, il aposta le long du chemin des meurtriers qui le tuèrent. Il commit un grand nombre d’autres crimes et avec impunité, car il avait de l’or, des soldats, un gouvernement étendu et 1000 Perses lui servaient de gardes.

Darius était cependant bien résolu à ne pas laisser Orétès donner plus longtemps un si dangereux exemple, mais n’osant envoyer une armée contre lui, il imagina la ruse que voici :

Il convoqua les Perses les plus qualifiés. « Perses », leur dit-il, « qui d’entre vous me promettra d’exécuter une chose où il ne s’agit que d’adresse? Qui d’entre vous tuera Orétès ou me l’amènera vif, lui qui n’a jamais rendu aucun service aux Perses et qui a commis plusieurs crimes contre eux? »

Trente Perses s’offrirent à l’envi. Comme ils se disputaient à qui serait choisi, Darius ordonna que le sort déciderait. Il tomba sur Bagéos, fils d’Artontès. Voici comment Bagéos s’y prit pour réussir. Il écrivit plusieurs lettres sur différentes affaires, les scella du sceau de Darius, et partit pour Sardes avec ces dépêches. Aussitôt qu’il fut arrivé, il alla trouver Orétès, et donna les lettres, l’une après l’autre, au secrétaire du roi, pour qu’il en fît la lecture; car tous les gouverneurs de province ont, auprès d’eux, des secrétaires royaux. En donnant ces lettres, Bagéos avait l’intention de sonder les gardes du gouverneur, pour voir s’ils seraient disposés à l’abandonner. Ayant remarqué qu’ils avaient beaucoup de respect pour ces lettres, et encore plus pour les ordres qu’elles contenaient, il en donna une autre conçue en ces termes : « Perses, le roi Darius vous défend de servir désormais de gardes à Orétès. » La-dessus, ils mirent sur-le-champ bas leurs piques. Bagéos, encouragé par leur soumission, mit entre les mains du secrétaire la dernière lettre ainsi conçue: « Le roi Darius ordonne aux Perses qui sont à Sardes de tuer Orétès. » Aussitôt les Perses tirèrent leurs cimeterres, et tuèrent le gouverneur sur la place.

Bonheur de Polycrate de Samos (522 av. J.C.)

Quelque temps avant sa mort, Orétès avait commis un nouveau meurtre : il avait fait mourir Polycrate, tyran de l’île de Samos.

Ce prince avait amassé de grandes richesses et fait alliance avec des rois. Amasis était son ami, mais lui retira, à la fin, son amitié pour ne pas rester lié avec un homme qu’un bonheur constant avait jusqu’alors favorisé, et qu’il estimait, à cause même de ce bonheur, réservé à quelque grande infortune. Les anciens, qui se faisaient de si étranges idées de la Divinité, pensaient que les dieux étaient jaloux des hommes et frappaient inévitablement de coups imprévus celui qu’ils avaient longtemps favorisé. On retrouve cette pensée dans l’histoire qu’Hérodote ne manque pas de raconter au sujet de l’anneau précieux que le tyran jeta dans la mer pour se causer un chagrin et un malheur volontaires, mais qu’un pêcheur retrouva dans le corps d’un poisson et lui rapporta. Sur quoi le roi égyptien rompit aussitôt avec un homme qui avait un bonheur si effrayant.

Orétès se chargea de justifier les appréhensions d’Amasis.

Mort de Polycrate de Samos (522 av. J.C.)

Polycrate avait de grands desseins. Il est le premier, dit Hérodote, qui se soit flatté de l’espérance de s’emparer de l’Ionie et des îles. Orétès, instruit de ses vues, lui envoya ce message :

Orétès parle ainsi à Polycrate : « J’ai appris que vous aviez conçu de vastes projets, mais que vos richesses n’y répondaient pas. J’en ai beaucoup. Mais Cambyses a dessein de me faire mourir; on me le mande comme une chose certaine. Donnez-moi une retraite chez vous, et recevez-moi avec mes trésors, je vous en abandonne la moitié : ils vous rendront maître de toute la Grèce. Si vous avez quelque doute au sujet de mes richesses, envoyez quelqu’un de confiance, je les lui montrerai. »

Polycrate se hâta de faire partir pour Sardes, Maeandrios, son secrétaire. Avant que celui-ci parût, Orétès fit remplir de pierres huit grands coffres presque jusqu’aux bords et couvrit ensuite ces pierres de pièces d’or.

Cependant Maeandrios arrive, visite les trésors, et revient faire son rapport à Polycrate, qui part aussitôt pour se rendre auprès d’Orétès, malgré les représentations de ses amis et les larmes de sa fille. Celle-ci avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil; vision menaçante dont Polycrate ne fit que rire. Il s’embarqua sur un vaisseau à cinquante rames, avec plusieurs de ses amis, et entre autres le médecin Démocédès, de la ville de Crotone, en Italie, et le plus habile homme de son temps dans sa profession. Arrivé à Magnésie, Polycrate y périt misérablement : Orétès le fit mettre en croix. Il renvoya tous les Samiens qui avaient suivi Polycrate et leur dit qu’ils devaient lui savoir gré de la liberté qu’il leur laissait. Quant aux étrangers et aux esclaves, il les retint dans la servitude. Polycrate, élevé en l’air, accomplit toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis.

Le médecin Démocédès (520 av. J.C.)

On a vu comment la mort de Polycrate fut vengée par celle d’Orétès. Les biens de celui-ci furent confisqués et transportés à Suses avec tous ses esclaves. Or, il arriva, peu de temps après, que Darius, étant à la chasse, se donna une entorse au pied, en sautant à bas de son cheval.

Darius avait à sa cour les médecins qui passaient pour les plus habiles qu’il y eût en Egypte. Il se mit d’abord entre leurs mains; mais ils lui tournèrent le pied avec tant de violence, qu’ils augmentèrent le mal et que le roi fut sept jours et sept nuits sans fermer les yeux, tant la douleur était vive. Le huitième jour, comme le mal augmentait, quelqu’un qui, pendant son séjour à Sardes, avait entendu vanter Démocédès, lui parla de ce médecin. Darius le fit chercher. On le trouva confondu parmi les esclaves d’Orétès, comme un homme dont on ne faisait aucun cas, et il parut devant le roi couvert de haillons, avec les entraves aux pieds.

Darius lui demanda s’il savait la médecine. Démocédès n’en convint pas, dans la crainte de se fermer à jamais le chemin de la Grèce, s’il se faisait connaître. Mais Darius ordonna qu’on apportât des fouets et des instruments de tortures. Démocédès ne crut pas devoir dissimuler plus longtemps. Il fit succéder les remèdes doux et calmants aux remèdes violents, parvint à procurer au roi du sommeil, et en peu de temps le guérit. Il fut, en récompense, comblé de présents par le roi et toute la cour. On lui donna une très grande maison à Suses; il mangeait à la table royale, et rien ne lui manquait que la liberté de retourner en Grèce. Il obtint du roi la grâce des médecins égyptiens qui avaient été condamnés à être mis en croix.

Il survint peu de temps après à Atossa, la femme de Darius, une tumeur au sein qui s’ouvrit et fit de grands progrès. Tant que le mal fut peu considérable, cette princesse le cacha et n’en dit mot à personne. Cependant, quand elle vit qu’il devenait dangereux, elle manda Démocédès. Il promit de la guérir, mais il exigea d’elle avec serment qu’elle lui rendrait service à son tour.

Atossa, guérie par les remèdes de Démocédès, était bien décidée à lui tenir parole; un jour elle dit à Darius, selon les instructions du médecin : « Je m’étonne, seigneur, qu’ayant tant de troupes à votre disposition vous demeuriez tranquille en votre palais, sans songer à conquérir de nouveaux pays. Cependant il convient à un monarque jeune, et qui possède de grandes richesses, de se signaler par des actions qui fassent connaître à ses sujets qu’ils ont un homme de coeur à leur tête.

Vos discours », répondit Darius, « s’accordent avec mes desseins. J’ai résolu de marcher contre les Scythes.

Seigneur », reprit Atossa, « ne commencez point par ce peuple; il sera à vous quand vous le voudrez : marchez plutôt contre la Grèce. Car, sur ce que j’ai ouï dire des femmes de ce pays, je ne désire rien tant que d’avoir à mon service des femmes de Lacédémone, d’Argos, d’Athènes et de Corinthe. Vous avez ici l’homme du monde le plus propre à vous instruire de ce qui regarde la Grèce; c’est celui qui vous a guéri de votre entorse.

Mais », dit le roi, « il serait à propos d’envoyer quelques Perses avec l’homme dont vous parlez pour prendre une connaissance exacte du pays. »

Le lendemain, il fit venir quinze Perses des premiers de la nation, leur commanda de suivre Démocédès, de reconnaître avec lui tous les pays maritimes de la Grèce, et leur enjoignit surtout de prendre garde qu’il ne leur échappât. Ces ordres donnés, il manda Démocédès, lui annonça la mission dont il le chargeait, et l’engagea à emporter avec lui tous ses meubles pour les donner à son père et à ses frères, lui promettant de le dédommager au centuple. Démocédès, craignant qu’il n’eût le dessein de l’éprouver, laissa ses meubles à Suses, pour lui bien persuader qu’il avait intention de revenir. Mais il accepta les présents que le roi voulut lui donner pour sa famille, et en remplit, lorsqu’ils furent arrivés en Phénicie, tout un vaisseau de charge.

Syloson (519 av. J.C.)

Après ces événements, Darius prit la grande île de Samos. Un Grec y conduisit ses troupes. Beaucoup de Grecs avaient suivi Cambyses dans son expédition d’Egypte : les uns pour trafiquer, d’autres pour prendre du service, quelques-uns aussi par curiosité, pour voir le pays. Du nombre de ces derniers fut Syloson, banni de Samos, et frère de Polycrate. Il lui arriva une aventure qui contribua à sa fortune. Se promenant un jour sur la place de Memphis, un manteau d’écarlate sur les épaules, Darius, qui n’était alors que simple garde du corps de Cambyses, l’aperçut et eut envie de son manteau. Il s’approcha de l’étranger et le pria de le lui vendre. Syloson lui répondit : « Pour quelque prix que ce soit, je ne veux point le vendre; j’aime mieux vous en faire présent. »

Quelque temps après, Cambyses mourut; les sept Perses détrônèrent le mage, et Darius fut roi. Syloson, à cette nouvelle, partit pour Suses, et, s’étant assis dans le vestibule du palais, dit qu’il avait autrefois obligé Darius. Le garde de la porte en fit son rapport au roi. « Quel est donc ce Grec », se dit en lui-même Darius étonné, qui m’a prévenu par ses bienfaits ? » Il le fit introduire, le reconnut, et lui promit de lui donner tant d’or et d’argent, qu’il n’aurait jamais sujet de se repentir d’avoir obligé Darius. « Grand roi », reprit Syloson, « je ne vous demande ni or ni argent; rendez-moi Samos, ma patrie, et délivrez-la de l’oppression. Depuis qu’Orétès a fait mourir mon frère Polycrate, un de nos esclaves s’en est emparé, c’est cette patrie que je vous demande. »

Darius envoya une armée sous les ordres d’Otanès, un des sept qui avaient détrôné le mage, et lui recommanda d’exécuter tout ce dont Syloson le prierait.

Maeandrios, tyran de Samos (519 av. J.C.)

Maendrios avait alors la puissance souveraine dans l’île de Samos; Polycrate lui en avait confié la régence en partant pour se rendre auprès d’Orétès. Quand il eut appris la mort de Polycrate, il convoqua une assemblée des Samiens et leur dit : « J’ai blâmé Polycrate de s’être rendu maître de ses égaux; je ne ferai jamais ce que je désapprouve dans les autres; je me démets de la puissance souveraine, et je rétablis l’égalité. Accordez-moi seulement, je vous prie, 6 talents de l’argent de Polycrate, et permettez que je me réserve, à moi et à mes descendants, à perpétuité, le sacerdoce de Jupiter-Libérateur, à qui j’ai élevé un autel. »

Mais un Samien, prenant ces bons sentiments pour de la faiblesse, l’accabla d’outrages, et demanda que Maeandrios rendît compte de l’argent qu’il avait eu en maniement.

Maendrios fit alors réflexion que, s’il se dépouillait de l’autorité souveraine, quelqu’un s’en emparerait et se mettrait en sa place : il ne pensa plus à la quitter, mais rentra dans la citadelle. Il manda les principaux citoyens l’un après l’autre, comme s’il eût voulu leur rendre compte de l’administration des finances, les fit arrêter et mettre aux fers. Il tomba malade pendant qu’ils étaient en prison. Son frère Lycarétès crut qu’il n’en reviendrait pas, et pour usurper plus facilement la puissance, fit mourir tous les prisonniers.

La conquête de Samos pour Syloson (519 av. J.C.)

Sur ces entrefaites, les Perses, qui ramenaient Syloson, arrivèrent à Samos. Ils ne trouvèrent pas de résistance. Maeandrios leur déclara qu’il était prêt à sortir de l’île. Otanès accepta cette proposition; et lorsque le traité eut été conclu, les gens les plus distingués d’entre les Perses firent apporter des sièges et s’assirent devant la forteresse.

Maeandrios avait un frère nommé Chariléos, dont l’esprit n’était pas fort sain, et qu’on tenait enchaîné dans une prison souterraine, pour quelque faute qu’il avait commise. Chariléos, informé de ce qui se passait et ayant vu par une ouverture de sa prison les Perses tranquillement assis, se mit à crier qu’il voulait parler à son frère. Maeandrios l’entendit et ordonna de le lui amener. Quand il fut en sa présence, il le chargea d’invectives. « O le plus lâche de tous les hommes ! Tu as bien eu le coeur assez dur pour me faire enchaîner dans une prison souterraine, moi qui suis ton frère, et tu n’as pas le courage de te venger des Perses, qui te chassent de ta maison et de ta patrie. Si tu les redoutes, donne-moi tes troupes auxiliaires, et je les ferai repentir d’être venus ici. »

Maeandrios n’était pas assez insensé pour s’imaginer qu’avec ses seules forces il pourrait l’emporter sur le roi; mais il lui fâchait que Syloson recouvrât la ville de Samos, sans qu’il en coûtât quelque chose aux Perses et aux Samiens mêmes. D’ailleurs il avait un moyen sûr pour sortir de l’île quand il le voudrait. Il avait fait pratiquer sous terre un chemin qui conduisait de la forteresse à la mer. Il quitta, en effet, Samos par cette route, pendant que Chariléos exécutait son dessein. Celui-ci ouvrit les portes, fondit sur les Perses avec les auxiliaires, et les massacra. Mais l’armée perse accourut, et Otanès fit main basse sur tout ce qu’il trouva en son chemin; ensuite il remit la ville à Syloson.

L’expédition de Scythie (513-508 av. J.C.?)

Hérodote fait donner à Darius, par la reine Atossa, le conseil d’occuper l’ardeur belliqueuse des Perses. Ce conseil devait se présenter de lui-même au grand roi. Cyrus avait conquis l’Asie, Cambyses l’Afrique, ou du moins la partie de l’Afrique que les Perses pouvaient saisir. Pour ne pas déchoir aux yeux de son peuple et à ceux des nations soumises, il fallait que leur nouveau chef accrût encore cet héritage de gloire et de puissance.

Mais l’empire était maintenant enfermé dans des limites qui semblaient infranchissables : à l’Ouest, la mer et les solitudes de l’Afrique; au Sud, la mer encore et les déserts de l’Arabie; à l’Est, l’Indus; au Nord, l’Iaxartes, la mer Caspienne, le Caucase et l’Euxin. Au Nord-Ouest seulement, il touchait à des régions que n’avaient pas encore visitées les armées de la Perse, à l’Europe, où habitaient des peuples célèbres, les Grecs et d’autres sur lesquels les maîtres de l’Asie avaient à venger de vieilles injures, les Scythes.

Ce fut ce peuple, qui avait laissé de sanglants souvenirs dans le coeur des populations asiatiques, que Darius se proposa d’aller soumettre.

Retour des Scythes dans leur pays (513-508 av. J.C.?)

Les Scythes, après avoir dominé pendant 28 années dans l’Asie (ce peuple habitait alors la Russie méridionale), en avaient été enfin chassés par les Mèdes et regagnèrent leur pays. Mais les esclaves qu’ils y avaient laissés et qui ne croyaient pas jamais les revoir, marchèrent à leur rencontre pour en défendre l’entrée. Il y eut plusieurs actions indécises, jusqu’au moment où un des Scythes s’écria : « Scythes, que faisons-nous? S’ils tuent quelqu’un des nôtres, notre nombre diminue; et, si nous tuons quelqu’un d’entre eux, nous diminuons le nombre de nos esclaves. Laissons-là, si vous m’en croyez, nos arcs et nos javelots, et marchons à eux, armés chacun du fouet dont nous nous servons pour mener nos chevaux. Tant qu’ils nous ont vus avec nos armes, ils se sont imaginé qu’ils étaient nés nos égaux. Mais quand, au lieu d’armes, ils nous verront le fouet à la main, ils apprendront qu’ils sont nos esclaves, ils se rappelleront la bassesse de leur naissance, et n’oseront plus nous résister. » Ce conseil fut suivi. Cette fois les esclaves reconnurent leurs maîtres et prirent aussitôt la fuite, sans songer à combattre.

Moeurs des Scythes; difficulté de les atteindre (513-508 av. J.C.?)

Les Scythes, dit Hérodote, sont de tous les peuples connus celui qui a trouvé le moyen le plus sûr de conserver son indépendance; ils ne se laissent pas joindre par ceux qui viennent les attaquer, quand ils ne veulent pas l’être; ils n’ont ni villes ni forteresses, et ils traînent avec eux leurs maisons, c’est-à-dire leurs chariots. Ils sont habiles à tirer de l’arc, même à cheval, et ne vivent pas des fruits du labourage, mais du bétail qu’ils emmènent avec eux. Comment de pareils peuples ne seraient-ils pas invincibles, puisqu’on ne peut ni les atteindre ni les combattre ?

Ils ont imaginé ce genre de vie, parce que la Scythie y est très propre : c’est un pays de plaines, abondant en pâturages, et si bien arrosé qu’il n’est guère moins coupé de rivières que l’Egypte l’est de canaux.

Religion et culte (513-508 av. J.C.?)

Ils adorent plusieurs divinités, mais ils n’élèvent de statues et d’autels qu’au seul dieu Mars. Voici quel est son temple : on entasse, dans un champ destiné aux assemblées de la nation, des fagots de menu bois, et on en fait une pile de trois stades (555m) en longueur et en largeur, mais qui a moins de hauteur. Sur cette pile, on pratique une espèce de plate-forme carrée, dont trois côtés sont inaccessibles; le quatrième va en pente, de manière qu’on puisse y monter. On y entasse tous les ans cent cinquante charretées de menu bois pour relever cette pile, qui s’affaisse par les injures des saisons. Au haut de cette pile, chaque nation scythe plante un vieux cimeterre de fer, qui leur tient lieu de simulacre de Mars. Ils offrent tous les ans à ce cimeterre des sacrifices de chevaux et le centième de tous les prisonniers. Ils font d’abord des libations avec du vin sur la tête des victimes humaines, les égorgent ensuite sur un vase, portent ce vase au haut de la pile, et en répandent le sang sur le cimeterre. Pendant qu’on porte ce sang au haut de la pile, ceux qui sont au bas coupent le bras droit avec l’épaule à tous ceux qu’ils ont immolés, et les jettent en l’air. Ils tirent des présages d’après la manière dont ce bras retombe.

Coutumes militaires (513-508 av. J.C.?)

A la guerre, un Scythe boit du sang du premier homme qu’il renverse, coupe la tête à celui qu’il tue et la porte au roi. Depuis ce moment, il a part au butin : sans cela, il en serait privé. Pour écorcher une tête, le Scythe fait d’abord une incision à l’entour, vers les oreilles, et, la prenant par le haut, il en arrache la peau en la secouant. Il pétrit ensuite cette peau entre ses mains, après en avoir enlevé toute la chair avec une côte de boeuf; et, quand il l’a bien amollie, il s’en sert comme d’une serviette. Il la suspend à la bride du cheval qu’il monte et s’en fait honneur; car plus un Scythe peut avoir de ces sortes de peaux, plus il est estimé vaillant. Il s’en trouve qui cousent ensemble des peaux humaines, comme des capes de bergers, et qui s’en font des vêtements. Plusieurs aussi écorchent, jusqu’aux ongles inclusivement, la main droite des ennemis qu’ils ont tués, et en font des couvercles à leurs carquois. D’autres enfin écorchent des hommes depuis les pieds jusqu’à la tête, étendent ces peaux sur des morceaux de bois pour les faire sécher, puis les portent sur leurs chevaux.

Quand c’est un homme qu’ils haïssaient mortellement qu’ils ont tué, ils scient le crâne au-dessous des sourcils, et le nettoient. Les pauvres se contentent de le revêtir par dehors d’un morceau de cuir de boeuf, sans apprêt : les riches le dorent en dedans, et tous s’en servent comme d’une coupe à boire. Ils font la même chose des têtes de leurs proches, si, après avoir eu quelque querelle ensemble ils les ont tués, et ils les montrent comme de glorieux trophées.

Chaque chef donne tous les ans un festin dans son district. Tous ceux qui ont tué des ennemis y boivent du vin: les autres sont honteusement assis à part. Ceux qui ont tué un grand nombre d’ennemis boivent à la fois dans deux coupes jointes ensemble.

Les devins (513-508 av. J.C.?)

Les devins sont en grand nombre parmi les Scythes, et se servent de baguettes de saule pour exercer la divination.

Si le roi des Scythes tombe malade, il envoie chercher trois des plus célèbres d’entre ces devins. Ils lui répondent ordinairement que tel et tel, dont ils disent les noms, ont fait un faux serment en jurant par les dieux de la tente royale. L’accusé nie-t-il le crime, le roi fait venir deux fois autant d’autres devins. Si ceux-ci le convainquent aussi de parjure par les règles de la divination, on lui tranche la tête, et ses biens sont confisqués au profit des premiers devins. S’ils le déclarent innocent, on en fait venir d’autres, et puis d’autres encore; et, lorsque le plus grand nombre le décharge de l’accusation, la sentence qui l’absout est l’arrêt de mort des premiers devins.

Voici comment on les fait mourir : on remplit de menu bois un chariot auquel on attelle des boeufs; on place les devins au milieu de ces fagots, les pieds attachés, les mains liées derrière le dos, et un baillon à la bouche. On met ensuite le feu aux fagots, et l’on chasse les boeufs en les épouvantant. Plusieurs de ces animaux sont brûlés avec les devins; d’autres se sauvent à demi-brûlés, lorsque la flamme a consumé le timon.

Le roi fait mourir les enfants mâles de ceux qu’il punit de mort; mais il épargne les filles.

Traités (513-508 av. J.C.?)

Lorsque les Scythes font un traité, ils versent du vin dans une grande coupe de terre, et les contractants y mêlent de leur sang en se faisant de légères incisions au corps avec un couteau. Ils trempent dans cette coupe un cimeterre, des flèches, une hache et un javelot, puis boivent une partie de ce qui est dans la coupe; le reste, après eux, est vidé par les personnes les plus distinguées de leur suite.

Funérailles (513-508 av. J.C.?)

Les tombeaux de leurs rois sont dans le pays où le Borysthène (Dniéper) commence à être navigable. Quand le roi vient à mourir, ils font, en cet endroit, une grande fosse carrée. Cette fosse achevée, ils enduisent le corps de cire, lui fendent le ventre, et, après l’avoir nettoyé et rempli de parfums, le recousent. On porte ensuite le corps sur un char, dans une autre province, dont les habitants se coupent, comme les Scythes royaux, un peu d’oreille, se rasent les cheveux autour de la tête, se font des incisions aux bras, se déchirent le front et le nez, et se passent des flèches à travers la main gauche.

Il parcourt ainsi toutes les provinces et arrive à l’endroit des sépultures. On l’étend sur un lit de verdure. On plante tout autour des piques et par-dessus ces piques des pièces de bois, qu’on couvre de branches de saule. On met, dans l’espace vide de la fosse, une des femmes du roi, qu’on a étranglée, son échanson, son cuisinier, son écuyer, son ministre, un de ses serviteurs, des chevaux, des coupes d’or, en un mot, les prémices des choses qui sont à son usage. Cela fait, ils remplissent la fosse de terre et amoncèlent par-dessus un tertre très élevé.

L’année révolue, ils prennent, parmi les autres serviteurs du roi, ceux qui lui étaient les plus utiles, en étranglent une cinquantaine, avec pareil nombre de ses plus beaux chevaux, leur ôtent les entrailles, leur nettoient le ventre; et après l’avoir rempli de paille, le recousent. Ils plantent les chevaux sur des pieux, de manière que les jambes restent suspendues. Ils leur mettent un mors et une bride, et placent sur chaque cheval un des cinquante jeunes gens qu’ils ont étranglés, après leur avoir fait passer le long de l’épine du dos jusqu’au cou une perche dont l’extrémité inférieure s’emboîte dans le pieu qui traverse le cheval. Enfin, lorsqu’ils ont arrangé ces cinquante cavaliers autour du tombeau, ils se retirent.

Telles sont les cérémonies qu’ils observent aux obsèques de leurs rois. Quant au reste des Scythes, lorsqu’il meurt quelqu’un d’entre eux, ses plus proches parents le mettent sur un chariot et le conduisent de maison en maison chez leurs amis : ces amis le reçoivent et préparent chacun un festin à ceux qui accompagnent le corps, et font pareillement servir au mort de tous les mets qu’ils présentent aux vivants. On transporte ainsi, de côté et d’autre, les corps des particuliers pendant quarante jours; ensuite on les enterre.

Autres coutumes (513-508 av. J.C.?)

Ceux d’entre ces peuples qu’on appelle Taures immolent à une vierge, qu’ils prétendent être Iphigénie, fille d’Agamemnon, les étrangers qui font naufrage sur leurs côtes.

Les Androphages se nourrissent de chair humaine, et chez les Sauromates une fille ne peut se marier qu’elle n’ait tué un ennemi.

Tel était le peuple que Darius se proposait d’attaquer.

Préparatifs de Darius contre les Scythes (513-508 av. J.C.?)

Quand le grand roi se fut décidé à cette expédition, malgré l’avis de son frère Artaban, il dépêcha de toutes parts des courriers pour ordonner aux uns de lever une armée de terre, aux autres d’équiper une flotte, à d’autres enfin de construire un pont de bateaux sur le Bosphore de Thrace.

Quand il eut réuni une armée formidable, il se rendit de Suses à Chalcédoine. Sur la route, il rencontra un Perse nommé OEobazos, dont les trois fils étaient de l’expédition, et qui le pria d’en laisser un auprès de lui. Le prince répondit qu’il les lui laisserait tous les trois. Darius vit dans cette demande un doute sur sa fortune, son orgueil s’en offensa; il ordonna de tuer tous les enfants d’OEobazos, et le malheureux père eut leurs cadavres. Darius, comme il l’avait promis, lui laissait ses fils.

Passage du Bosphore (508 av. J.C.?)

Arrivé à Chalcédoine, Darius, avant de franchir le détroit appelé le Bosphore, fit voile vers les îles Cyanées que les Grecs disaient avoir été autrefois errantes. Il s’assit dans le temple et de là se mit à considérer le Pont-Euxin; il revint ensuite au pont de bateaux dont il avait confié la construction à Mandroclès de Samos. Il fit ériger sur les deux rives du Bosphore deux colonnes de pierres blanches : sur l’une on grava, en caractères assyriens, sur l’autre en lettres grecques, les noms de toutes les nations qu’il emmenait avec lui. Or il conduisait à cette guerre 700000 hommes, sans compter la cavalerie et une flotte de 600 voiles. Il passa, avec son armée, sur le pont immense qu’il avait fait jeter sur la mer.

Darius dans la Thrace (508 av. J.C.?)

Parmi les nations que Darius traînait à sa suite étaient les Grecs d’Asie. Il leur ordonna de faire voile par le Pont-Euxin jusqu’à l’Ister (Danube), de jeter un pont sur ce fleuve et de l’attendre. Pour lui, il prit son chemin par la Thrace. Il se plut si bien aux bords du Téare, qu’il y campa trois jours et y dressa une colonne avec cette inscription :

Les sources du Téare donnent les meilleures et les plus belles eaux du monde : Darius, fils d’Hystaspes, le meilleur et le plus beau de tous les hommes, roi des perses et de toute la terre ferme, marchant contre les Scythes, est arrivé sur ses bords.

Les Gètes (508 av. J.C.?)

Avant d’atteindre à l’Ister, il subjugua les Gètes, qui se disent immortels parce qu’ils pensent que celui d’entre eux qui meurt va trouver leur dieu Zalmoxis. Tous les cinq ans, ils tirent au sort quelqu’un de leur nation, et l’envoient porter de leurs nouvelles à Zalmoxis, avec ordre de lui représenter leurs besoins. Voici comment se fait la députation. Trois d’entre eux sont chargés de tenir chacun une javeline la pointe en haut, tandis que d’autres prennent, par les pieds et par les mains, celui qu’on envoie à Zalmoxis. Ils le mettent en branle et le lancent en l’air, de façon qu’il retombe sur la pointe des javelines. S’il meurt de ses blessures, ils croient que la divinité leur est propice : s’il n’en meurt pas, ils l’accusent d’être un méchant. Quand ils sont las de lui faire des reproches, ils en députent un autre vers leur dieu, de la même manière et lui donnent aussi leurs ordres, tandis qu’il est encore en vie.

Ces mêmes Thraces tirent des flèches contre le ciel, lorsqu’il tonne ou qu’il fait des éclairs, pour menacer le dieu qui lance la foudre, persuadés qu’il n’y a pas d’autre dieu que celui qu’ils adorent.

Le pont sur l’Ister (508 av. J.C.?)

Quand Darius eut passé l’Ister (Danube), il fit soixante noeuds à une courroie, manda les tyrans des Ioniens et leur dit : « Ioniens, prenez cette courroie; vous déférez chaque jour un de ces noeuds. Si je ne suis pas de retour ici après que vous les aurez tous dénoués, vous retournerez dans votre patrie. Jusque-là, gardez le pont et ne négligez rien pour le conserver. »

Retraite des Scythes (508 av. J.C.?)

Quand les Scythes connurent l’approche de Darius, ils résolurent de céder peu à peu le terrain en comblant les puits et les fontaines, en détruisant le fourrage et en dirigeant leur retraite vers le Nord. Ils firent prendre les devants à leurs troupeaux et à leurs chariots, qui tenaient lieu de maisons aux femmes et aux enfants; ils ne gardèrent avec eux que le bétail qui leur était nécessaire pour vivre.

Les Perses eurent beau avancer, ils ne purent les atteindre; ils entrèrent dans un désert immense où Darius s’arrêta pour construire huit grands châteaux. Tandis qu’il s’occupait de ces ouvrages, les Scythes, qu’il avait poursuivis, firent le tour par le haut du pays, et retournèrent du côté d’où ils étaient partis. Quand le roi sut qu’ils avaient disparu, il n’acheva pas ces forteresses et retourna à l’Occident, mais sans pouvoir les joindre, car ils avaient soin de se tenir toujours à une journée de lui.

A la fin Darius envoya un cavalier à Idanthyrse, leur roi, avec ordre de lui parler en ces termes : « O le plus misérable des hommes! Pourquoi fuis-tu toujours, lorsqu’il est en ton pouvoir de t’arrêter et de me livrer bataille, si tu te crois assez fort pour me résister? Si, au contraire, tu te sens trop faible, cesse de fuir devant moi; entre en conférence avec ton maître, et ne manque pas de lui apporter la terre et l’eau, comme un gage de ta soumission. »

« Roi des Perses », répondit Idanthyrse, « la crainte ne me fait point prendre la fuite. Je ne fais actuellement que ce que j’avais coutume de faire en temps de paix. Mais je vais te dire pourquoi je ne t’ai pas combattu dès le premier jour. Comme nous ne craignons ni qu’on prenne nos villes, puisque nous n’en avons pas, ni qu’on fasse le dégât sur nos terres, puisqu’elles ne sont pas cultivées, nous n’avons pas de motifs pour nous hâter de donner bataille. Si cependant tu veux absolument nous y forcer au plus tôt, nous avons les tombeaux de nos pères, trouve-les, et essaye de les renverser : tu connaîtras alors si nous combattrons pour les défendre. Nous ne te livrerons pas bataille auparavant, à moins que quelque bonne raison ne nous y oblige. Quant à des maîtres, je n’en reconnais point d’autre que Jupiter, un de mes ancêtres, et Vesta, reine des Scythes. Au lieu de la terre et de l’eau, je t’enverrai des présents plus convenables. Tu te vantes d’être mon maître, mais tu vas pleurer. »

Présents des Scythes (508 av. J.C.?)

Les Perses, en effet, se trouvèrent bientôt dans une extrême disette. Le roi des Scythes envoya alors à Darius, un héraut avec des présents, qui consistaient en un oiseau, un rat, une grenouille et cinq flèches. Les Perses demandèrent à l’envoyé ce que signifiaient ces dons. Il répondit qu’on l’avait seulement chargé de les offrir, et de s’en retourner aussitôt après; qu’il les exhortait cependant, s’ils avaient de la sagacité, à tâcher d’en pénétrer le sens.

Dans un conseil tenu à ce sujet, Darius prétendait que les Scythes lui donnaient la terre et l’eau, comme un gage de leur soumission. Il le conjecturait sur ce que le rat naît dans la terre, et se nourrit de blé ainsi que l’homme; que la grenouille vit dans l’eau; que l’oiseau a beaucoup de rapport au cheval par sa rapidité, qu’enfin les Scythes, en lui envoyant des flèches, lui livraient leurs forces. Mais Gobryas, un des sept, fut d’un autre avis. « Perses », leur dit-il, « ces présents signifient que, si vous ne vous envolez pas dans les airs comme des oiseaux, si vous ne vous cachez pas sous terre comme des rats, si vous ne sautez pas dans les marais, comme des grenouilles, vous ne reverrez jamais votre patrie; mais que vous périrez par ces flèches. »

Retraite de Darius (508 av. J.C.?)

Après l’envoi des présents, le reste des Scythes se mit en ordre de bataille vis-à-vis des Perses, comme s’ils avaient voulu en venir aux mains. Mais, à ce moment, un lièvre se leva entre les deux armées. Les Scythes ne l’eurent pas plutôt aperçu, qu’ils le poursuivirent en jetant de grands cris. Darius demanda quelle était la cause de ce tumulte; et, sur ce qu’on lui répondit que les Scythes couraient après un lièvre, il dit à ceux d’entre les Perses avec qui il avait coutume de s’entretenir : « Ces hommes-ci ont pour nous un bien grand mépris. L’interprétation qu’a donnée Gobryas de leurs présents me paraît actuellement juste. Mais, puisque son sentiment me semble vrai, je pense qu’il nous faut un bon conseil pour que nous puissions sortir sains et saufs de ce pas dangereux ».

« Seigneur », répondit Gobryas, « je suis d’avis que sitôt que la nuit sera venue, on allume des feux dans le camp, selon notre coutume, et qu’après avoir engagé, par des propos trompeurs, la partie de l’armée la moins propre aux fatigues, à y rester, et avoir attaché ici tous les ânes, nous partions avant que les Scythes aillent à l’Ister pour en rompre le pont, et avant que les Ioniens prennent une résolution capable de nous faire périr. »

Darius suivit le conseil. La nuit venue, il fit allumer de grands feux pour que l’ennemi crût l’armée toujours présente. Il commanda aussi qu’on attachât tous les ânes, afin que leurs cris se fissent entendre. Puis, laissant ses malades et ses plus mauvaises troupes sous prétexte de garder le camp, tandis qu’avec la fleur de son armée il irait en personne attaquer l’ennemi, il marcha en grande diligence vers l’Ister.

Quand les ânes se virent dans une espèce de solitude, ils se mirent à braire beaucoup plus fort qu’auparavant. Les Scythes, qui entendirent leurs cris et virent les feux, furent persuadés, tant que la nuit dura, que les Perses restaient dans leur camp. Mais au jour, les soldats que Darius avait abandonnés, reconnurent la trahison et tendirent les mains aux Scythes, en suppliants. Ceux-ci se hâtèrent de courir après les Perses pour les prévenir sur les bords de l’Ister.

Quand les ânes se virent dans une espèce de solitude, ils se mirent à braire beaucoup plus fort qu’auparavant. Les Scythes, qui entendirent leurs cris et virent les feux, furent persuadés, tant que la nuit dura, que les Perses restaient dans leur camp. Mais au jour, les soldats que Darius avait abandonnés, reconnurent la trahison et tendirent les mains aux Scythes, en suppliants. Ceux-ci se hâtèrent de courir après les Perses pour les prévenir sur les bords de l’Ister.

Les Scythes veulent faire rompre le pont sur le Danube (508 av. J.C.?)

Comme la plus grande partie de l’armée perse consistait en infanterie, et qu’elle ne savait pas les chemins, parce qu’il n’y en avait pas de traces, et qu’au contraire les Scythes étaient à cheval, et qu’ils connaissaient la route la plus courte, ils ne purent se rencontrer. Les Scythes arrivèrent au pont de l’Ister longtemps avant les Perses; et, ayant appris que Darius n’était pas encore venu, ils parlèrent ainsi aux Ioniens, qui étaient sur leurs vaisseaux :

« Ioniens, nous venons vous apporter la liberté. Nous avons appris que Darius vous a enjoint de garder ce pont durant soixante jours seulement, et que, s’il n’était pas de retour dans cet intervalle, vous seriez les maîtres de vous retirer dans votre patrie. Puisque vous êtes demeurés au-delà du nombre de jours prescrit, retournez dans votre pays, en rendant grâces aux dieux et aux Scythes d’avoir recouvré votre liberté. Quant à celui qui était auparavant votre maître, nous allons le traiter de manière qu’il ne fera plus la guerre à personne. »

Miltiade veut persuader aux Grecs de rompre le pont (508 av. J.C.?)

L’affaire mise en délibération, Miltiade d’Athènes, qui était commandant ou tyran de la Chersonèse de l’Hellespont, fut d’avis de suivre le conseil des Scythes, et de rendre la liberté à l’Ionie, en laissant le roi périr et la puissance des Perses s’écrouler. Histiée, tyran de Milet, s’y opposa. Il représenta qu’ils ne régnaient dans leurs villes que par Darius; que, si la puissance de ce prince était détruite, ils perdraient leur autorité, les villes préférant toutes la démocratie à la tyrannie. Tous ceux qui avaient d’abord été de l’avis de Miltiade revinrent à celui d’Histiée.

On convint alors qu’on romprait, de la longueur de la portée d’un trait, l’extrémité du pont du côté de la Scythie, et Histiée dit aux Scythes : « Votre avis est salutaire; nous rompons le pont, comme vous le voyez. Pour vous, allez chercher les Perses, et, après les avoir trouvés, vengez-nous en vous vengeant vous-mêmes. »

Les Scythes se fièrent à ces paroles et rebroussèrent chemin pour aller chercher les Perses; mais ils prirent une autre route, et les manquèrent. Comme ils avaient détruit les fourrages et bouché les fontaines sur la route que les Perses avaient d’abord suivie, ils cherchèrent l’ennemi dans les cantons de la Scythie où il y avait de l’eau et des fourrages pour les chevaux, persuadés qu’il avait dû s’enfuir de ce côté. Mais les Perses suivaient la première route, la seule qu’ils connussent. Ils eurent beaucoup à y souffrir et bien de la peine à regagner l’endroit où ils avaient traversé le fleuve. Ils y arrivèrent de nuit, et trouvant le pont rompu, craignirent que les Ioniens ne les eussent abandonnés.

Darius repasse l’Ister et le Bosphore (508 av. J.C.?)

Darius avait dans son armée un Egyptien d’une voix très étendue et sonore; il lui commanda de se tenir sur les bords de l’Ister, et d’appeler Histiée de Milet. Aux premiers cris de l’Egyptien, Histiée mit sur-le-champ tous les vaisseaux en état de passer l’armée, et rétablit le pont.

Les Perses échappèrent par ce moyen, et les Scythes qui les cherchaient, les manquèrent pour la seconde fois. Darius traversa la Thrace, et arriva à Sestos dans la Chersonèse, où il s’embarqua pour passer en Asie. Il nomma Mégabyse, Perse de naissance, général des troupes qu’il laissait en Europe, au nombre de 80000 hommes.

Le discours que tint un jour ce prince en présence de toute sa cour, est bien honorable pour ce seigneur. On lui avait apporté des grenades; à la première qu’il ouvrit, Artaban, son frère, lui demanda quelle chose il désirerait avoir en aussi grande quantité qu’il y avait de grains dans ce fruit. « Des hommes comme Mégabyse, » répondit-il. C’est ce même Mégabyse qui, apprenant que les Chalcédoniens avaient bâti leur ville 17 ans avant que les Byzantins eussent fondé la leur, les appelait des aveugles pour avoir choisi une situation si désagréable, lorsqu’il s’en trouvait une si belle tout auprès. Ce général subjugua, avec les troupes que lui avait laissées Darius, tous les peuples de l’Hellespont qui n’étaient pas les amis des Mèdes.

Darius conserve la Thrace. – Ainsi Darius avait échoué quant au but principal de cette grande expédition. Il n’avait pas conquis la Scythie, mais il avait conquis la Thrace jusqu’au Danube, ce qui mettait l’empire des Perses aux portes de la Grèce et leur donna la tentation d’y entrer.

Voyage de découverte de Scylax (512 av. J.C.)

Il se fit encore sous le règne de Darius deux expéditions, l’une à l’Ouest contre les Barcéens, l’autre à l’Est vers l’Indus. Celle-ci fut moins une entreprise militaire qu’une reconnaissance des pays qui bornaient à l’Orient l’empire des Perses. Elle fut faite par un Grec, Scylax, de la ville de Caryande en Carie. Il avait de bonne heure navigué dans la Méditerranée, le long des côtes d’Europe et d’Asie. Il fit une relation de ses voyages intitulée le Périple, que nous possédons encore, et étant allé chercher fortune à la cour de Suses, il offrit cet ouvrage à Darius. Le roi crut avoir trouvé dans ce Grec entreprenant et instruit l’homme qu’il cherchait; il l’envoya par terre sur les bords de l’Indus (512 av. J.C.). Là, Scylax construisit des navires avec lesquels il descendit le fleuve. Arrivé à la mer, il tourna la proue vers l’Ouest, longea toutes les côtes, et, le trentième mois après son départ, arriva dans la mer Rouge, au même port d’où les Phéniciens étaient partis sous Néchao pour faire le tour de l’Afrique.

On voit que Darius eut la même pensée qu’Alexandre et que Scylax fit, vers l’an 500 avant notre ère, ce que Néarque accomplit 170 ans plus tard. Scylax écrivit aussi le récit de cette expédition, et cet ouvrage paraît avoir été conservé jusqu’au XIIeme siècle de notre ère. Mais depuis il s’est perdu. Après le retour de Scylax, Darius envoya une armée vers l’Indus, qui soumit tous les peuples habitant aux environs de ce fleuve.

Expédition contre Barcé (514-513 av. J.C.)

Des Grecs avaient établi une colonie florissante dans un des plus riches cantons de l’Afrique, la Cyrénaïque. Vers le temps de Darius, de grands troubles y éclatèrent.

Arcésilas, descendant d’un des fondateurs de Cyrène, avait voulu reprendre le pouvoir royal que ses aïeux avaient possédé; mais il fut chassé avec sa mère, Phérétime, femme de très grande énergie. Ils se retirèrent à Salamine, en Chypre. Phérétime demanda au roi de ce pays des troupes pour les aider à rentrer dans Cyrène. Il répondit par des présents, et chaque fois que Phérétime renouvela sa demande, il lui envoya de nouveaux dons. Elle répondait qu’il lui serait beaucoup plus agréable qu’on lui donnât des soldats. Le roi finit par lui faire porter un fuseau d’or avec une quenouille couverte de laine : « Voilà les présents qu’on fait aux femmes », lui fit-il dire en même temps, « et on ne leur donne pas une armée. »

Elle fut plus heureuse à Samos et recruta dans cette île des soldats avec lesquels elle et son fils rentrèrent dans Cyrène. Mais Arcésilas fut peu de temps après assassiné à Barcé. Phérétime se réfugia en Egypte, et supplia Aryandès, gouverneur de cette province pour Darius, de la venger, en disant que son fils n’avait été tué que parce qu’il favorisait le parti des Mèdes.

Aryandès eut compassion de Phérétime et prépara une armée de terre et de mer. En réalité, il voulait profiter de cette occasion pour subjuguer les Libyens. Arrivés devant Barcé, les Perses en firent le siège. Pendant neuf mois qu’il dura, les Perses poussèrent des mines jusqu’aux murailles et attaquèrent la place vigoureusement. Un ouvrier en cuivre découvrit leurs mines par le moyen d’un bouclier d’airain. Il faisait le tour de la ville, dans l’enceinte des murailles, avec son bouclier, et l’approchait contre terre. Dans les endroits où les ennemis ne minaient pas, le bouclier ne rendait aucun son; mais il en rendait dans ceux où ils travaillaient. Les Barcéens contre-minèrent en ces endroits et tuèrent les mineurs perses. Quant aux attaques ouvertes, les habitants surent les repousser.

Le chef des Perses, Amasis, voyant qu’il ne pouvait vaincre les Barcéens à force ouverte, résolut de les réduire par la ruse; voici le stratagème qu’il imagina :

– Il fit creuser, pendant la nuit, un large fossé sur lequel on mit des pièces de bois très faibles, qu’on couvrit de terre, de sorte que le terrain était de niveau et égal partout. Au point du jour, il invita les Barcéens à une conférence : ils reçurent cette nouvelle avec joie, ne demandant pas mieux que d’en venir à un accommodement. On fit donc un traité, et on jura de part et d’autre, sur le fossé couvert, d’en observer tous les articles tant que ce terrain subsisterait dans l’état où il était alors. Les serments prêtés, les Barcéens ouvrirent leurs portes. Alors les Perses détruisirent le pont caché, entrèrent en foule dans la ville et livrèrent à Phérétime les plus coupables d’entre les Barcéens. Elle les fit mettre en croix autour des murailles, fit couper le sein à leurs femmes et en fit border le mur.

Phérétime, de retour en Egypte, périt misérablement, dévorée par les vers, que son sang décomposé engendrait incessamment : tant il est vrai, ajoute Hérodote, que les dieux haïssent et châtient ceux qui portent trop loin leur ressentiment.

Gouvernement des Perses (513-486 av. J.C.)

L’empire était divisé en vingt satrapies ou gouvernements, et chacune d’elles, administrée par un satrape, devait des impôts en argent ou en nature et des contingents de soldats. Mais elles gardaient leurs lois, leur religion, leur langue, de sorte que l’empire perse était moins un tout homogène qu’une agrégation de peuples différents, sans dévouement pour leur maître et toujours prêts à se séparer de lui.

Il y avait des juges royaux qui rendaient la justice aux Perses et restaient habituellement en fonctions jusqu’à leur mort. Un d’eux ayant été convaincu d’injustice, Cambyses le fit mettre à mort. Après qu’il eut été exécuté, on écorcha son corps, et la peau fut tendue sur le siège où son fils le remplaça. Darius en fit crucifier un autre, puis, estimant que ses services l’emportaient sur ses torts, il le fit détacher vivant de la croix.

Religion (513-486 av. J.C.)

La religion médo-persique valait mieux que celle des Assyriens; elle était moins immorale; c’était le culte du feu, avec la doctrine des deux principes du bien et du mal, Ormuzd et Ahriman. La Divinité n’était pas représentée par des images matérielles qui, ailleurs, aidèrent tant à la corruption; et les mages prêchaient que la vie n’est qu’une lutte continuelle contre le mal, qu’il faut vaincre.

Leur législateur avait été Zoroastre. Mais bien des incertitudes règnent sur ce personnage, que les uns placent au temps de Ninus et que d’autres font contemporain de Darius. Il est célèbre comme réformateur du magisme, qu’il débarrassa d’un grand nombre de pratiques superstitieuses. Il prétendait, ou ses disciples soutinrent, qu’enlevé au ciel il avait vu Ormuzd face à face, et qu’il en avait reçu la mission d’aller prêcher à la Perse une doctrine meilleure. Il consigna son enseignement dans vingt et un livres, dont les débris ont formé le Zend-Emesta, c’est-à-dire la parole vivante, qui est encore aujourd’hui le livre sacré des Guèbres et des Parsis de l’Inde.

Coutumes des Perses (513-486 av. J.C.)

Voici, dit Hérodote, les coutumes qui s’observent chez les Perses. Ils sacrifient à Dieu sur les sommets des plus hautes montagnes, et donnent le nom de Dieu à toute la circonférence du ciel. Ils font encore des sacrifices au soleil, à la lune, à la terre, au feu, à l’eau et aux vents, et n’en offrent qu’à ces divinités.

Il n’est pas permis à celui qui offre un sacrifice de faire des voeux pour lui seul en particulier : il faut qu’il prie pour la prospérité du roi et celle de tous les Perses. Après qu’il a coupé la victime par morceaux et qu’il eu fait bouillir la chair, il étend de l’herbe la plus tendre, principalement du trèfle, et pose sur cette herbe les morceaux de la victime. Quand il les a ainsi placés, un mage qui est là présent (car sans mage il n’est pas permis d’offrir un sacrifice), entonne un chant religieux. Après quoi, celui qui a offert le sacrifice emporte les chairs de la victime, et en dispose comme il juge à propos.

Les Perses célèbrent plus particulièrement le jour de leur naissance. Ce jour-là, les riches se font servir un cheval, un chameau, un âne ou un boeuf rôtis tout entiers. Les pauvres se contentent de menu bétail. Les Perses mangent peu de viande, mais beaucoup de dessert, qu’on apporte en petite quantité à la fois. Ils sont aussi fort adonnés au vin, et ils ont coutume de délibérer sur les affaires les plus sérieuses, après avoir bu avec excès. Mais le lendemain, le maître de la maison où ils ont tenu conseil remet la même affaire sur le tapis avant que de boire. Si on l’approuve à jeun, elle passe, sinon on l’abandonne.

Quand deux Perses se rencontrent dans les rues, on reconnaît bien vite s’ils sont de même condition, car, dans ce cas, ils se saluent en se baisant à la bouche. Si l’un est d’une naissance un peu inférieure à l’autre, ils se baisent seulement à la joue, et si la condition de l’un est forte au-dessous de celle de l’autre, l’inférieur se prosterne devant le supérieur.

Les Perses sont les hommes les plus curieux des usages étrangers. Ils ont pris, en effet, l’habillement des Mèdes, s’imaginant qu’il est plus beau que le leur; et dans la guerre ils se servent de cuirasses à l’égyptienne.

Après les vertus guerrières, ils regardent comme un grand mérite d’avoir beaucoup d’enfants. Le roi accorde tous les ans des présents à ceux qui ont la famille la plus nombreuse. Ils commencent à cinq ans à instruire ces enfants, et depuis cet âge jusqu’à vingt, ils ne leur apprennent que trois choses : à monter à cheval, à tirer de l’arc et à dire la vérité. Avant l’âge de cinq ans, un enfant ne se présente pas devant son père : il reste entre les mains des femmes. Ils assurent que jamais personne n’a tué ni son père ni sa mère; mais que toutes les fois que de pareils crimes sont arrivés, on découvre nécessairement, après d’exactes recherches, que ces enfants étaient supposés.

Ils ne trouvent rien de si honteux que de mentir, et après le mensonge, que de contracter des dettes, et cela pour plusieurs raisons, mais surtout parce que, disent-ils, celui qui a des dettes ment nécessairement.

Monuments – Les Mèdes et les Perses ont élevé peu de monuments. Cependant les anciens vantaient la magnificence d’Ecbatane, qu’enveloppaient sept enceintes, dont la dernière renfermait le palais du roi, et des voyageurs modernes ont pu contempler les ruines grandioses de Persépolis, nommée par les Arabes Tschill-Minar ou les Quarante-Colonnes, et non loin de là, la montagne de Tombeaux des rois.

Phéniciens : leur commerce et leurs colonies (513-486 av. J.C.)

Longtemps avant l’arrivée des Hébreux dans la Palestine, un peuple de même origine que les Juifs et les Arabes possédait le pays compris entre le Jourdain et la Méditerranée. Par les conquêtes de Josué, la vallée du Jourdain resta aux Hébreux; mais au-delà du mont Carmel, extrémité du Liban, l’ancienne population demeura indépendante. Resserrés entre le Liban et la mer, ayant dans la montagne des bois de construction pour les vaisseaux, et sur la côte des ports nombreux, les Phéniciens devinrent bientôt d’habiles marins, qui sillonnèrent, dans tous les sens, la mer Méditerranée. Le commerce mit dans leurs mains de grandes richesses; leurs villes se multiplièrent, leur population s’accrut; et ils purent envoyer au loin des colonies.

Tyr et Sidon (513-486 av. J.C.)

Les plus connues des villes phéniciennes étaient : Sidon, célèbre par ses verreries et sa pourpre, mais qui, ayant été saccagée par les Philistins, céda à Tyr, sa colonie, le premier rang; venaient ensuite : Tripoli, Bérite qui est aujourd’hui la ville commerçante de Beyrouth, Byblos, enfin Arados, la dernière au Nord.

Chacune de ces villes avait son gouvernement particulier et ses rois héréditaires, mais elles formaient entre elles une sorte de confédération.

Leur histoire particulière est perdue, c’est à peine s’il reste, dans les livres hébreux, quelques passages sur Tyr et ses rois. Le plus connu est Hirain, l’allié de David et de Salomon. Il recevait d’eux de l’huile, du vin, du blé, et leur fournissait en échange des matériaux et des ouvriers pour la construction du palais et du temple. L’affreuse Jézabel, femme d’Achab, était fille d’un roi Tyrien.

Tyr fut assiégé deux fois : la première par Salmanasar, que les Tyriens repoussèrent victorieusement; la seconde par Nabuchodonosor, qui prit la ville après un blocus de treize ans. Les Tyriens, fuyant les ruines de leur cité, se réfugièrent dans une île voisine où la nouvelle Tyr s’éleva. Mais les Phéniciens restèrent vassaux des monarques assyriens, puis des rois de Perse et des successeurs d’Alexandre.

Moeurs et religion (513-486 av. J.C.)

La Bible nous montre qu’il régnait dans ces villes un luxe brillant, mais aussi les moeurs les plus licencieuses et une religion à la fois impure et sanguinaire. A Baal-Moloch, leur principal dieu, ils offraient des sacrifices humains. Dans les circonstances dangereuses, on allumait un grand brasier aux pieds de sa statue d’airain, et dans les bras de cette statue on plaçait de jeunes enfants qui y étaient brûlés vivants.

Néanmoins on ne doit pas oublier que les Phéniciens contribuèrent par leur industrie, leur commerce, et surtout par leurs colonies, aux progrès de la civilisation générale. Le plus ancien alphabet des Grecs était formé de lettres phéniciennes.

Colonies des Phéniciens (513-486 av. J.C.)

Les Phéniciens s’établirent dans les îles de la mer Egée longtemps avant les Grecs; mais ils reculèrent peu à peu devant ce peuple belliqueux, et, lui laissant les rivages de la mer Ionienne et les îles de la mer Egée, allèrent exploiter l’Afrique, l’Espagne, la Gaule, la Sardaigne et la Sicile.

Au Vième siècle avant notre ère, ils possédaient encore trois villes en Sicile : Motya, Sélinonte et Panorme.

En Gaule, les traces de leurs établissements disparurent de bonne heure; mais, dans l’Espagne, anciennement très riche en mines d’argent, ils couvrirent toute la région méridionale de leurs colonies; les principales étaient Gadès (Cadix), Hispalis (Séville) et Malaca (Malaga).

En Afrique, ils fondèrent les deux Leptis, Adrumète, Utique et une nouvelle Tyr, Carthage, qui fut, la plus grande puissance maritime de l’antiquité.

Commerce des Phéniciens avec l’Orient (513-486 av. J.C.)

Ils n’exploitèrent pas seulement les rives de la Méditerranée, mais la mer Rouge, le golfe Persique et la haute Asie. On sait par l’Ecriture que chaque année ils faisaient partir une flotte pour aller chercher sur les côtes de l’Afrique et de l’Asie de la poudre d’or, de l’ivoire, des parfums, des épices et des pierres précieuses. Ils eurent au milieu du golfe Persique des comptoirs dans les îles Bahreïn, et les caravanes allaient chercher pour eux à travers la Perse les denrées de l’Inde et de la Chine.

On les a vus arriver en assez grand nombre en Egypte pour que Néchao leur confiât la plus célèbre et la plus difficile de ses entreprises, la circumnavigation de l’Afrique. Nul doute qu’ils ne soient aussi allés en foule à Ninive, à Babylone et à Suses auprès des monarques assyriens et perses. Tant qu’Alexandrie n’exista pas, la Phénicie fut le grand entrepôt du commerce du monde.

Carthage; Didon (513-486 av. J.C.)

La plus célèbre des colonies tyriennes, Carthage, fut fondée à une époque incertaine, en cet endroit où l’Afrique s’avançant à la rencontre de la Sicile, il n’y a plus entre les deux terres qu’un étroit canal dont l’île de Malte occupe le milieu. Selon des récits plus poétiques, Carthage aurait été bâtie par Didon, vers l’an 880 avant notre ère, ce qui place la naissance de cette ville 130 ans environ avant celle de Rome, et 300 ans après la chute de Troie. Virgile n’en a pas moins fait Didon contemporaine d’Enée.

Cette princesse, fille d’un roi de Tyr, devait régner avec son frère Pygmalion. Mais celui-ci garda seul le pouvoir. Didon fut prise alors pour épouse par Sichée, grand prêtre d’Hercule, qui possédait d’immenses richesses. Ses trésors allumèrent la convoitise de Pygmalion; il fit tuer Sichée aux pieds mêmes de son dieu. Didon parvint néanmoins à s’échapper avec les trésors de son époux et, suivie d’un grand nombre de Tyriens, fit voile vers l’Afrique où plusieurs colonies phéniciennes s’étaient déjà établies. Elle s’arrêta près d’Utique, acheta d’un roi du pays autant de terre qu’un cuir de boeuf pourrait en entourer, et, faisant couper ce cuir en lanières très étroites, fit envelopper par ce cuir une circonférence assez étendue pour qu’elle pût y bâtir une ville ou tout au moins la citadelle Byrsa. Pour achever ces récits à demi fabuleux, ajoutons que Didon, recherchée en mariage par Iarbas, roi des Gétules, voulut rester fidèle au souvenir de son premier époux. Iarbas alors arma son peuple et le jeta sur Carthage qui était incapable de lui résister. Didon, pour ne pas tomber vivante en ses mains se fit préparer un bûcher, y monta et s’y frappa d’un poignard. Ce récit ne diffère de celui de Virgile que quant aux causes de la mort, et n’est probablement pas plus authentique; car nous n’avons et ne nous pouvons avoir pour ces vieux temps que des légendes où une parcelle à peine de vérité se perd au milieu des inventions que l’imagination du peuple a partout réunies sur les noms et les faits qui lui sont transmis par la tradition. Au fond, ces détails merveilleux ne sont qu’une broderie élégante et curieuse de l’histoire véritable; ils en sont l’ornement, non l’essence.

Puissance de Carthage (513-486 av. J.C.)

Mais qu’importe que nous ne puissions rien dire de certain touchant Didon, si nous savons certainement que Carthage est devenue la première des villes phéniciennes de l’Afrique, qu’elle prit pour son territoire deux riches provinces où le blé rendait trois cents de produit pour un de semence; qu’elle contint les Grecs de Cyrène, se fit respecter de l’Egypte et même une fois pilla Thèbes; qu’elle organisa un vaste système de caravanes à travers le continent placé derrière elle, couvrit la Méditerranée de ses vaisseaux, Malte, la Sardaigne, les Baléares de ses colons, les côtes d’Afrique et d’Espagne de ses comptoirs; que ses navigateurs allèrent peut-être au Sénégal, certainement jusqu’en Angleterre; qu’enfin, elle disputa la Sicile aux Grecs et le monde aux Romains. A son dernier jour, après une lutte plus que séculaire avec les Romains, ces terribles destructeurs de peuples, Carthage comptait encore 700000 habitants.

Aujourd’hui, sur une grève déserte, à deux lieues de Tunis, se voient épars des tronçons de colonnes, des débris de murailles, quelques citernes à demi comblées, et, dans la mer, des restes de jetées que les vagues ont détruites. Voilà tout ce qui reste de tant de grandeur et de magnificence.

Domination pesante de Carthage (513-486 av. J.C.)

Cette domination des Carthaginois était bien lourde à porter, car ils imposaient des lois rigoureuses à ceux qu’ils avaient vaincus. En Afrique, Carthage forçait les Libyens à n’habiter que dans des villages ou des villes ouvertes, afin qu’ils fussent toujours à sa merci, et elle les obligeait à labourer pour elle son fertile territoire. Dans la Sardaigne, au contraire, elle détruisait toutes les plantations, et interdisait aux habitants, sous peine de mort, la culture du sol, afin qu’ils restassent dans sa dépendance! Tout Vaisseau étranger surpris dans les eaux de la Sardaigne ou vers les colonnes d’Hercule était pillé, et l’équipage jeté à la mer.

Quand ils ne pouvaient pas appliquer ce singulier code maritime, parce que l’adversaire était trop fort, ils préféraient se perdre eux-mêmes plutôt que de révéler la route suivie par leurs marchands. Après les guerres puniques, un vaisseau carthaginois se voyant suivi dans l’Atlantique par une galère romaine, se fit échouer pour ne pas montrer à ces Romains la route qui conduisait aux Sorlingues, les îles d’où ils tiraient l’étain. L’amour du gain s’élevait cette fois jusqu’à l’héroïsme.

Les mercenaires (513-486 av. J.C.)

Cette puissance était mal défendue contre un adversaire puissant, parce que les armées carthaginoises n’étaient pas composées de citoyens, mais de mercenaires. Elle achetait des chevaux et des navires, elle acheta aussi des hommes; et depuis les Alpes et les Pyrénées jusqu’à l’Atlas, il y avait tant d’épées à vendre parmi les nations barbares!

Ces mercenaires, à qui Carthage donnait des armes, pouvaient devenir dangereux, mais on savait se délivrer de leurs exigences. Un jour, 4000 Gaulois réclament leur solde qui n’était pas payée depuis longtemps. On les apaise, on leur fait de brillantes promesses, et en attendant on leur offre une entreprise certaine et lucrative : piller une ville sans défense. Ils partent joyeux et confiants. Un avis secret donné au consul romain les fait tomber dans une embuscade où ils restent jusqu’au dernier.

Une autre fois, la paix étant faite, les soldats deviennent inutiles; on les fait monter à bord des navires qui doivent les ramener à Carthage pour y toucher leurs arrérages. En route, l’eau manque, disent les pilotes; on débarque les soldats sur une île où ils se reposeront un moment des fatigues de la mer. A peine à terre, les navires hissent la voile et partent. L’île était déserte; les malheureux y périrent, et longtemps après, en la voyant couverte encore de leurs os blanchis, les marins l’appelaient l’île aux Ossements. Voilà comment Carthage réglait parfois ses comptes avec ses mercenaires.

Guerre avec les Cyrénéens : autels des Philènes (513-486 av. J.C.)

Les principales guerres de Carthage furent avec Cyrène, les Grecs de Sicile et les Romains. Des premières nous ne savons rien; il reste seulement une légende touchante.

« Dans le temps », dit Salluste, « que les Carthaginois régnaient sur la plus grande partie de l’Afrique, les Cyrénéens n’étaient ni moins riches ni moins puissants. Entre les deux Etats s’étendait une plaine sablonneuse, tout unie, sans fleuve, ni montagne qui marquât leurs limites. Cette plaine fut pour les deux peuples l’objet d’une guerre longue et sanglante. Après que, de part et d’autre, des flottes et des armées eurent été souvent dispersées et détruites, et que les peuples se furent mutuellement affaiblis, ils craignirent qu’un troisième n’attaquât les vaincus et les vainqueurs également épuisés. Ils firent donc une trêve et convinrent qu’à un jour fixé des députés partiraient de la frontière non contestée des deux villes et que l’endroit où ils se rencontreraient deviendrait la limite commune des deux Etats.

Carthage envoya deux frères nommés Philènes, qui firent la plus grande diligence. Les Cyrénéens allèrent plus lentement. Ce retard fut-il dû à leur négligence ou au hasard, je ne pourrais le dire; mais il arrive souvent dans ces parages que les voyageurs sont arrêtés par la tempête, comme en pleine mer. Lorsque dans ces plaines uniformes et dépouillées de végétaux le vent souffle avec violence, les tourbillons de sable qu’il soulève remplissent la bouche et les yeux des voyageurs, et les empêchent d’avancer. Les Cyrénéens se voyant fort en retard craignirent d’être punis à leur retour du tort fait à leur ville, et accusèrent les Carthaginois d’être partis de chez eux avant le temps prescrit, ce qui devait rendre la convention nulle. Les Carthaginois, afin de mettre un terme à ce long différend, consentirent à ce qu’on fît de nouvelles conditions, pourvu qu’elles fussent égales pour les deux partis. Alors les Grecs leur laissèrent le choix ou d’être enterrés vifs à l’endroit dont ils voulaient faire la limite de leur ville, ou de les laisser, aux mêmes conditions, s’avancer eux-mêmes jusqu’où ils voudraient aller. Les Philènes acceptèrent, sacrifiant à la patrie leur personne et leur vie. Ils furent en terrés vifs. Les Carthaginois élevèrent dans ce lieu des autels aux deux frères. D’autres honneurs furent institués pour eux à Carthage. »

Rivalité de Carthage avec les Etrusques et les Massaliotes (513-486 av. J.C.)

Au milieu du VIe siècle avant notre ère, les Carthaginois n’étaient pas encore, comme ils le devinrent plus tard, les maîtres de la Méditerranée occidentale. Les Etrusques leur en disputaient la domination. Cependant, lorsque après le siège de leur ville par les Perses, les Phocéens allèrent chercher dans les mers de l’Occident une autre patrie, les Carthaginois et les Etrusques s’unirent contre les nouveaux venus et remportèrent sur eux une grande victoire. Mais les Phocéens avaient déjà fondé dans cette région une ville, Marseille, qui fit au commerce des Phéniciens et des Etrusques, une concurrence sérieuse. Aussi Marseille se mit de bonne heure dans l’amitié de Rome devenue la mortelle ennemie de l’Etrurie et de Carthage.

Traités de Carthage avec Rome

Rome ne l’avait pas toujours été. Dès l’année 510 av. J.C., Carthage fit un traité avec elle, car les Romains, maîtres alors d’une grande partie du Latium, travaillent à affaiblir les Etrusques dont la marine portait ombrage aux Carthaginois. Le second fut signé en 348 av. J.C.; le troisième au moment où Pyrrhus arriva de Grèce pour assaillir les Romains en Italie, mais aussi les Carthaginois en Sicile. On verra dans l’histoire de Rome comment cette alliance se changea en une inimitié implacable. C’est là que se trouve le récit des guerres Puniques et de la chute de Carthage.

Guerres avec les Grecs de Sicile : bataille d’Himère (480 av. J.C.)

En Sicile les rivaux des Carthaginois furent d’abord les Grecs. Aussi lorsque Xerxès envahit la Grèce, en l’année 480 av. J.C., les Carthaginois, à son instigation, débarquèrent en Sicile une armée qui ne s’élevait pas, dit-on, à moins de 300000 hommes et qu’Amilcar (Hamilcar) commandait. Gélon, tyran de Syracuse, vainquit à Himère cette multitude d’Africains. Amilcar y fut tué.

Prise par les Carthaginois de Sélinonte et d’Himère (410-409 av. J.C.)

En 415 av. J.C., une querelle éclata entre deux villes siciliennes, Egeste et Sélinonte. La première invoqua contre l’autre l’appui de Carthage, ne l’obtint pas et s’adressa à Athènes qui, conseillée par Alcibiade, entreprit la fatale expédition de Sicile où elle laissa sa fortune.

Les Athéniens vaincus, Egeste se donna à Carthage. Annibal (Hannibal), petit-fils d’Amilcar (Hamilcar), s’empara dès 409 av. J.C. de Sélinonte et d’Himère. Dans cette dernière ville il ne laissa pas pierre sur pierre. On voit encore les ruines qu’il a faites.

Destruction d’Agrigente (406 av. J.C.)

En 406 av. J.C., il attaqua Agrigente avec 120000 hommes. Cette ville était une des cités les plus riches : ses plantations de vignes et d’oliviers alimentaient un commerce considérable. Ses 200000 habitants, ses monuments, son temple de Jupiter, le plus grand de toute la Sicile; son lac de sept stades, creusé de main d’homme, et où nageaient des troupeaux de cygnes; les vêtements d’or et d’argent, le luxe inouï de quelques-uns des principaux citoyens, attestaient sa richesse. Mais, dans l’antiquité, la mollesse suit toujours de près la fortune. Les moeurs militaires, seule défense de ces villes constamment menacées, s’étaient perdues. Il avait fallu rendre une ordonnance pour défendre aux Agrigentins d’avoir, en veillant aux portes et sur les murailles, plus d’un matelas, d’une couverture et de deux traversins. Agrigente fit donc provision de mercenaires. Ils ne la sauvèrent pas. Elle fut détruite, et de tant d’opulence il ne resta que des ruines gigantesques qu’on visite avec étonnement (406 av. J.C.).

Guerres entre Carthage et Syracuse, au temps de Denys l’Ancien

Cet événement mit l’effroi dans Syracuse et y provoqua une révolution d’où sortit la tyrannie de Denys l’Ancien et de Denys le Jeune. On trouvera dans l’histoire grecque le récit de ces guerres et de celles d’Agathocle et de Pyrrhus contre les Carthaginois. Carthage possédait les deux tiers de la Sicile, quand Rome vint les lui arracher par la lutte mémorable qui commença les guerres puniques (264-241 av. J.C.).

Chute de Carthage (146 av. J.C.)

La première guerre punique coûta aux Carthaginois la Sicile (241 av. J.C.); la seconde malgré l’habileté d’Annibal (Hannibal), lui fit perdre l’Espagne (201 av. J.C.); dans la troisième, elle se perdit elle-même. Le Sénat de Rome fit raser ses murs et défendit d’habiter son sol (146 av. J.C.).

Chute de l’empire Perse (331 av. J.C.)

Darius envoya en 492 av. J.C. une flotte et une armée pour lui soumettre la Grèce. Ce fut le commencement des guerres médiques. Les victoires des Grecs à Marathon, à Salamine et à Platées chassèrent les barbares du sol hellénique. Les succès de Cimon obligèrent les Perses à abandonner la Thrace avec les îles de la mer Egée, et à laisser libres les Grecs d’Asie. La retraite des Dix-Mille montra la faiblesse de ce grand empire. Agésilas en commença la conquête qu’Alexandre reprit et acheva par les victoires du Granique, d’Issus et d’Arbelles (331 av. J.C.).

L’Orient sous la domination grecque

Alexandre remplaça le grand roi. Il éleva une domination qui s’étendit un moment depuis l’Indus jusqu’à l’Adriatique. A sa mort (323 av. J.C.), elle se brisa et, après de longues guerres, il se forma quatre royaumes des débris de l’empire d’Alexandre, ceux de Macédoine, de Pergame, de Syrie et d’Egypte.

L’Orient dans la domination romaine

Tous quatre tombèrent sous les coups des Romains après une existence dont la durée se mesure en quelque sorte à leur distance de Rome.
La Macédoine voisine de l’Italie fut conquise avec la Grèce en 146 av. J.C.
Le royaume de Pergame, plus éloigné puisqu’il comprenait l’Asie Mineure, en 129 av. J.C.
Le royaume de Syrie, au Sud-Est du précédent, en l’année 64 av. J.C.
Enfin, l’Egypte, qu’on n’aborde par terre qu’après avoir traversé la Syrie, 30 années avant notre ère.
La Phénicie et la Judée avaient partagé le sort de la Syrie.
Carthage était tombée aux mains de Rome la même année que la Grèce (146 av. J.C.).

Mais Rome n’hérita pas de tout l’empire d’Alexandre, sa domination s’arrêta à l’Euphrate. Au-delà de ce fleuve, les Parthes dominèrent jusqu’au IIIe siècle de notre ère. En 225 av. J.C., les anciens Perses se soulevèrent contre eux et prirent leur place. Quatre siècles plus tard les Arabes enlevèrent l’Asie aux Perses et aux Romains.