La marine romaine

Les citoyens ne servaient pas dans la marine proprement dite : ce service était abandonné aux affranchis et aux esclaves. La République entretenait cependant deux flottes, l’une à Ravenne, pour la surveillance de l’Adriatique et des mers du Levant, l’autre au cap Misène, pour la partie de la Méditerranée que bordent les côtes de l’Afrique, de l’Espagne et de la Gaule. Indépendamment de ces flottes, de nombreux convois sillonnaient en tout sens la mer intérieure pour l’approvisionnement de l’Italie.

Chaque flotte était commandée par un préfet (praefectus classis), et chaque bâtiment avait en outre son capitaine (dux). Nous ne parlons pas de la marine marchande, c’était le domaine des particuliers.

On sait que les Romains reçurent des Carthaginois, et longtemps à leurs dépens, les premières leçons de navigation, et qu’ils ne perfectionnèrent jamais cet art. Inhabiles dans la construction, et longtemps privés des matériaux nécessaires, fort ignorants en astronomie, remplaçant toujours la science par des superstitions, d’ailleurs n’ayant pas besoin de commerce puisqu’ils n’avaient rien à échanger, ils ne virent dans la mer qu’une route militaire, et dans les vaisseaux qu’un moyen de transport pour leurs légions.

Les vaisseaux romains, comme presque tous ceux de l’antiquité, lourds de proportion, peu alongés, garnis de mâtures trop basses, étaient fort mauvais voiliers, et devaient à la force des rames la plus grande partie de leur impulsion. Ils étaient construits en bois de pin, de sapin ou de cyprès; on calfeutrait avec de l’étoupe les intervalles qui pouvaient se trouver entre les poutres et les planches; on enduisait le corps entier du bâtiment de cire fondue ou de résine: les clous qu’on employait étaient de cuivre.

Les trois principales parties du vaisseau étaient la quille (carina), la poupe et la proue; le mot de carina comprenait, par extension, toute la carcasse du bâtiment, puis, soit qu’il fût ou non ponté, on le partageait en trois divisions dans sa hauteur; le fond (thalamus), l’étage supérieur (thranus), et les étages intermédiaires (zyga).

La poupe, ou l’arrière du vaisseau, n’avait pas de forme déterminée : tantôt ronde, tantôt plate, elle ne se faisait remarquer que par un ornement particulier composé de planches sculptées, qui se relevait en forme de longue courbure au-dessus du vaisseau, et couvrait ce que nous appelons le gaillard d’arrière, place où se tenait le pilote; cet ornement s’appelait aplustre (aplustre).

La proue était alongée et se terminait, à son extrémité supérieure, par une pointe décorée de plusieurs emblèmes; au bas, à fleur d’eau, se trouvaient les rostres (rostra), triples éperons, qui s’avançaient plus encore que la pointe de la proue, garnis de fer à leur extrémité, et destinés à percer, dans un combat, le navire ennemi; sur chacun de ces trois éperons on figurait généralement une épée nue, et la masse qui les réunissait était presque toujours décorée d’une forme d’oeil, pour imiter une tête d’animal. Ces rostres, au reste, n’étaient adaptés qu’aux vaisseaux armés en guerre.

Les vaisseaux de guerre (classicae naves) n’allaient guère qu’à la rame, et ne se servaient de voiles que pour un grand trajet; ils étaient longs, et on les désigna souvent par ce mot (longae).

Les vaisseaux de transport (naves onerariae) marchaient au contraire à la voile, et faisaient peu usage de rames. Ceux-là étaient ronds, ou à peu près; on les employait aux approvisionnements, au transport des passagers, etc.

On conçoit cette différence dans l’emploi des voiles et des rames; les anciens étaient trop peu avancés en navigation pour confier aux caprices du vent les chances d’un combat naval; d’ailleurs, ainsi que nous l’expliquerons tout-à-l’heure, ils ne voyaient dans les vaisseaux de guerre que de grandes machines de siège qu’on lançait les unes contre les autres, et dont toute la force motrice résidait, par conséquent, dans les bras humains. Briser un vaisseau en le heurtant, ou neutraliser sa puissance en l’accrochant, était tout le secret de la tactique navale.

Le nombre des mâts, et, par conséquent, celui des voiles, variait selon la grandeur et la nature du bâtiment. Les vaisseaux de guerre avaient des mâts peu élevés, quelquefois n’en avaient qu’un, au haut duquel était placé le carchesium (chez nous la hune), espèce de loge ou d’observatoire dont la forme convexe, assez semblable à celle d’une coupe, lui avait fait donner ce nom; les voiles étaient de lin, de papyrus, quelquefois de cuir; les cordages de papyrus aussi, ou de chanvre; la voile qu’on plaçait au haut du mal s’appelait supparum.

Les ancres qu’on suspendaient à la proue avaient été de pierre, dans l’origine, puis de bois garni de plomb; on fit ensuite des ancres de fer: on employait rarement des ancres à double pointe.

Les rames ont donné lieu à beaucoup de discussions: ou avait peine à concevoir des bâtiments à trois, quatre, cinq, six, quelquefois même douze, et jusqu’à vingt bancs de rameurs; le plus simple calcul démontrait l’impossibilité de la superposition de tous ces rangs; l’effroyable longueur des rames d’en haut qui, pour atteindre la mer par-dessus les autres, ne pouvaient former avec la surface de l’eau qu’un angle fort aigu, semblait rendre leur mouvement inexécutable, et, par conséquent, l’hypothèse chimérique. Il est cependant avéré, et par de nombreux passages des auteurs anciens, et par les représentations que nous ont conservées les monuments et les médailles, que les bancs de rameurs s’élevaient les uns au-dessus des autres; mais il est évident que ce n’était pas en ligne verticale, et que ces bancs formaient, le long des flancs du navire, une succession de gradins en ligne oblique, comme les bancs de nos amphithéâtres. En donnant un demi-mètre d’élévation à chaque banc, douze bancs ne feraient jamais que six mètres d’élévation, et l’on conçoit à la rigueur le mouvement d’une rame à cette hauteur, surtout si l’on fait attention que ces longues rames étaient garnies de plomb à leur extrémité supérieure. Et puis, hâtons-nous d’ajouter que ces bâtiments de douze rangs de rames étaient des curiosités; que les plus ordinaires étaient des birèmes et des trirèmes (navires à deux et trois rangs de rames), et qu’on employait même fort rarement des quadrirèmes et des quinquérèmes1. Les rameurs d’en haut s’appelaient thranites, ceux du milieu zyqites, ceux d’en bas thalamites.

Chaque vaisseau avait son nom: c’était le plus souvent celui d’une divinité ou d’un personnage célèbre; quelquefois celui d’un pays, d’une ville, d’un animal ou d’un instrument de guerre, comme la baleine (pristis), le cheval (equus), le casque (cassis), le bouclier (clypeus), etc.

Le personnage, ou la chose qui lui donnait son nom, était peinte ou représentée en relief à la proue.

A la poupe on plaçait, aussi en peinture ou en relief, la divinité protectrice du vaisseau (tutela).

Indépendamment de la distinction que nous avons faite des vaisseaux de guerre et des bâtiments de transport, il y en a beaucoup d’autres introduites par la langue des marins qui, chez aucun peuple, comme on sait, n’est l’idiôme vulgaire.

Ainsi, en général, on nommait cataphractes, d’un nom grec, et constratae naves, d’un nom latin, les navires pontés, et aphractes, ou apertae, ceux qui n’avaient pas de pont.

On comprenait aussi sous la dénomination commune d’actuariae, tous les bâtiments légers propres à aller en course ou à la découverte : dans ce nombre on peut mettre le cercurus, le plus grand de tous; le phaselus, bâtiment campanien, allongé; le myoparo, brigantin; puis une grande quantité d’autres dont on ne peut que donner les noms, sans préciser leur forme et leur emploi, camera, capulus, cidarum, remulcus, celox, acatium, prosumia, etc.

Le vaisseau de guerre le plus perfectionné, et à la fin le plus en usage, fut le liburne(liburna), ainsi nommé à cause des Liburniens, peuple d’Illyrie, qui l’inventèrent; c’était un bâtiment long et facile à mouvoir. Octave lui dut la victoire d’Actium.

Dans les navires de transport on distinguait le Gaulus, tout rond; le Corbita, fait en forme de corbeille; le Gesoreta, l’Hippagoga, ce dernier pour le transport des chevaux.

Puis venaient les barques de pécheurs, les chaloupes, esquifs, en un mot toutes les petites embarcations, distinguées entre elles sous les noms de lembus, linter, oria, scapha, cymba, ratis; quelques-unes faisaient le service autour des grands bâtiments et les suivaient à la remorque.

Dans un combat naval, la disposition de l’attaque et de la défense variait selon les circonstances; la forme du demi-cercle était la plus usitée, le vaisseau du général (navis proetoria) occupant le centre, et les plus forts bâtiments placés aux extrémités. Comme c’était toujours dans le voisinage de quelque terre que se livraient les combats, l’avantage de la position consistait à occuper le large pour n’être pas acculé à la côte en cas de mouvement rétrograde.

Il y avait, comme nous l’avons dit, deux moyens d’attaque : ou bien on cherchait à prendre en flanc le vaisseau ennemi et à se lancer sur lui, les rostres en avant, pour le percer et l’entr’ouvrir, ou bien on tentait l’abordage par le moyen d’une machine qu’on appelait corbeau (corvus), et dont Polybe nous a laissé une description peu intelligible. C’était, à ce qu’il semble, un appareil assez compliqué, qui, au moyen d’une bascule, lançait à la fois sur le navire ennemi des grapins pour le saisir, et de doubles échelles bordées de planches à hauteur d’appui, sur lesquelles les soldats descendaient deux à deux couverts de leurs boucliers: en même temps des hommes, armés de longues faux, s’efforçaient de couper les cordages de l’ennemi; d’autres, plus hardis, allaient dans un esquif frapper à coups de hache sur les liens du gouvernail. Tous les efforts tendaient, comme on le voit, à paralyser la manoeuvre de l’adversaire.

Quand on ne pouvait pas aborder, on dressait tout-à-coup, avec des charpentes préparées d’avance, et qui se montaient vite, des échafaudages en forme de tours, du haut desquels on dominait le pont ennemi, et, de là, on lançait des traits et des matières inflammables. On avait aussi imaginé un autre moyen de destruction assez singulier, c’était un long balancier garni de fer à ses deux extrémités, et qu’on appelait asser; on le suspendait au mât transversalement comme une vergue, et on lui imprimait au besoin un mouvement d’oscillation dont le mouvement du vaisseau multipliait la force. Cette espèce de baliste frappait alors terriblement soit les rangs ennemis qu’elle renversait pêle-mêle, soit les flancs du navire opposé qu’elle perçait d’outre en outre et faisait voler en éclats. On voit que les Romains, s’ils n’avaient pas su rendre leurs vaisseaux bons marcheurs, en avaient fait au moins de formidables machines de guerre.

1. Nous savons bien que le roi Hiéron, avec le secours d’Archimède, fit construire un vaisseau à vingt rangs de rames, et on en peut lire la description dans Athénée. Mais c’était une merveille sans but, et, pour l’envoyer à Alexandre, on ne s’avisa pas d’employer les rames: il partit à voile et ne servit plus à rien. Il en fut de même du fameux vaisseau monstre de Ptolémée Philadelphe, à quarante rangs de rames, qui bougea de place à peu près comme les pyramides de son pays.