L’armée romaine

Enrôlements et serment

Tout citoyen devait à la République seize années de service militaire dans l’infanterie, ou dix dans la cavalerie; à dix-sept ans on était appelé, à quarante-cinq on cessait de l’être; bien entendu la dispense était acquise, quel que fût l’âge, si les années de service se trouvaient révolues : ceux qui avaient achevé leur temps obtenaient leur congé (exauctoramentum), et on les appelait exauctorati; s’ils restaient sous les drapeaux, ils avaient le titre de vétérans; on les nommait aussi bénéficiaires (beneficiarii); ils étaient exempts de monter la garde, et on les employait à former les nouvelles recrues.

Pour être enrôlé on n’était pas encore soldat; il fallait avoir prêté le serment, et avant cette formalité il était défendu, sous peine de mort, de combattre l’ennemi.

On n’admettait dans les légions que les citoyens, encore n’y inscrivait-on pas ceux de la sixième classe, les prolétaires, qu’on appelait capite censi, c’est-à-dire ne comptant dans le cens que pour leur personne : les comédiens, les affranchis, les esclaves en étaient exclus.

Les levées se faisaient de trois manières, désignées par les mots sacramentum, conjuratio, evocatio.

La première était la levée régulière; nous allons en parler.

La seconde avait lieu dans ces moments de crise que les Romains appelaient tumultus. Le consul qui devait conduire l’armée montait au Capitole, déployait un drapeau rose pour l’infanterie, un bleu pour la cavalerie, et criait : « Que celui qui veut sauver la République me suive (Qui vult salvam facere Rempublicam me sequatur) » Alors on accourait en foule, et comme le temps manquait pour faire prêter individuellement le serment à chacun, tous juraient à la fois (conjuratio).

L’évocation consistait à envoyer de plusieurs côtés des fondés de pouvoir pour assembler des troupes; ce mode de levée s’employait toujours avec les alliés.

Passons au mode appelé sacramentum.

Les consuls seuls faisaient les levées: au jour fixé par eux, tous les citoyens en âge de porter des armes devaient se rendre au Capitole, selon l’ordre de leur tribu, et donner leur nom; alors on nommait vingt-quatre tribuns militaires, qu’on répartissait entre quatre légions, six pour chacune; l’appel commençait ensuite, et on avait soin que les premiers noms appelés fussent de bon augure, comme Salvius, Valerius, Félix; on en faisait toujours venir quatre à la fois. Les tribuns de la première légion choisissaient leur homme, puis ceux de la seconde, et ainsi de suite. Aux quatre d’après, c’étaient les tribuns de la seconde qui choisissaient les premiers, et l’on continuait à tour de rôle, de sorte que les quatre légions se trouvaient composées d’une manière égale. On voit là l’origine du mot légion (legere, choisir).

Sur ce nombre on réservait par légion trois cents citoyens des plus riches pour former la cavalerie; ils étaient désignés par les censeurs.

Pendant les opérations de l’enrôlement, les consuls prescrivaient aux alliés le nombre de troupes qu’ils devaient fournir.

Les tribuns militaires organisaient la légion comme ils l’entendaient; ils réservaient pour les premières cohortes les hommes les plus grands et les plus forts, en général ceux qui avaient six pieds de haut. N’oublions pas que le pied romain était plus petit que le nôtre.

Puis, au jour marqué, chacun prêtait le serment.

Nous ne connaissons pas bien la formule de ce serment, qui paraît avoir varié avec le temps; c’était, dans tous les cas, un serment d’obéissance absolue, qu’on désignait par ces mots : jurare in verba1. Si l’on en croit Aulugelle, le soldat jurait de ne rien prendre à dix mille pas de l’armée, ni par fraude, ni par violence, ni seul, ni accompagné, qui passât la valeur d’une pièce d’argent; d’apporter au consul, ou de rendre au propriétaire, tout ce qui excéderait cette valeur, à l’exception des lances, des javelots, du bois, du fourrage, des outres, des soufflets et des fagots, qu’il était permis de prendre et de garder.

A dater de ce jour on était soldat (miles), et on recevait une paie (stipendium); cette paie, à dater de l’an 349 de Rome (405 av. J.C.), car auparavant le soldat ne recevait rien, fut de trois as par jour pour l’infanterie, et d’un denier pour la cavalerie, jusqu’à Jules César qui la doubla. Les empereurs l’augmentèrent dans la suite, et y ajoutèrent un grand nombre de gratifications sous les noms de donativum, de congiarium, etc.

1. Il ne faut pas confondre le serment in verba avec le serment in acta, consacré plus tard à exprimer la soumission légale au prince. Remarquez que Tacite donne comme une preuve de la servitude générale (ruere in servitium) le serment que firent les deux consuls in verba Tiberii Caesaris, serment militaire, serment d’obéissance absolue. (Annales, liv. 1er, S 7.)

Composition des légions et auxiliaires

Le nombre des soldats dans chaque légion a subi plusieurs changements, mais il n’a pas descendu au-dessous de 4000, ni monté au-dessus de 6000; l’effectif le plus ordinaire était de 4200 hommes.

Chaque légion se divisait en dix cohortes.

Chaque cohorte en trois manipules.

Chaque manipule en deux centuries.

Par conséquent, chaque légion comprenait trente manipules et soixante centuries.

Quand la légion était de 6000 hommes, il y en avait dans chaque cohorte 600, dans chaque manipule 200, dans chaque centurie 100.

Quand elle était de 4200 hommes, il y en avait 420 dans chaque cohorte, 140 dans chaque manipule, 70 dans chaque centurie.

Les trois manipules de chaque cohorte avaient leur rang.

Au dernier manipule étaient les hastaires (hastarii), ainsi nommés à cause de l’arme qu’ils portaient (hasta). On choisissait pour cela les plus jeunes soldats.

Au second étaient les princes (principes), les plus robustes.

Au premier, les triaires (triarii), appelés aussi pilani, à cause du pilum (javelot), vieux soldats, réserve de la légion.

Outre ces trois ordres, la légion fournissait aussi ses velites, soldats armés à la légère, chargés d’engager l’action et d’escarmoucher sur les flancs du corps d’armée.

La cavalerie de chaque légion s’appelait alae, les ailes, à cause de la place qu’elle occupait dans l’ordre de bataille.

Les 300 hommes qui la composaient étaient partagés en dix turmes (turmae), et chaque turme en trois décuries. Ainsi, chaque décurie, ne renfermait que dix cavaliers.

C’était bien peu de chose; mais la cavalerie des armées était fournie par les auxiliaires. Ces auxiliaires se composaient, ou du contingent des alliés d’Italie, et alors ils recevaient une paie, ou de celui des autres peuples soumis, et alors leur entretien restait aux frais de la nation qui devait les envoyer. Leur nombre variait selon les circonstances, ainsi que leur emploi; mais, en général, on ne s’en servait que secondairement: la vraie force résidait dans les légions.

Chaque légion avait en outre ses musiciens, ses valets, ses bagages, ses ouvriers, quoique, en toute occasion et pour toutes sortes de travaux, on fît exécuter au légionnaire les plus rudes corvées.

La hiérarchie militaire

L’armée entière marchait sous les ordres du consul, qui en était le seul général (dux) et exerçait l’autorité despotique la plus absolue. Nous avons vu que, pour des guerres lointaines, surtout quand les consuls ne pouvaient suffire, on donnait le commandement à un proconsul ou à un préteur.

Chaque légion était commandée par six tribuns, à tour de rôle, chacun pendant un mois. Les officiers supérieurs se distinguaient par un anneau d’or. Le jour du combat, ils se partageaient l’autorité: chacun avait sous ses ordres dix centuries1.

Les centurions et les options réunis nommaient les porte-enseignes (vexillarii).

L’insigne des centurions était un cep de vigne, qu’ils portaient à la main.

Outre ces grades, il y avait, parmi les soldats, différentes distinctions; ainsi, on remarque les tesserarii, ceux qui portaient la tessera, espèce de mot d’ordre tracé sur une plaque d’ivoire ou de métal; les metatores, ceux qui traçaient l’enceinte du camp; les mensores, qui distribuaient les logements.

1. On trouve souvent dans Tacite une autre sorte d’officiers supérieurs des légions, sous le nom de Legati. Ce titre, sous la République, ne donnait aucun grade militaire. Le Legatus était le lieutenant du général, qui pouvait, au besoin, le déléguer et se faire remplacer par lui. Le grand nombre des légions et la nécessité d’avoir plusieurs armées permanentes amenèrent Auguste à faire un grade du titre de legatus. Les legati devinrent les chefs des légions. Ils répondirent alors aux officiers supérieurs que nous appelons lieutenants généraux.

Enseignes, armes, habits militaires, instruments

1. La légion, avant C. Marius, avait cinq sortes d’enseignes: l’aigle, le loup, le minotaure, le cheval et le sanglier. Marius ne garda que l’aigle, qui depuis fut l’unique enseigne des légions.

Cet aigle était d’argent, attachée au bout d’une pique; on la gardait en temps de paix dans le temple de Saturne; à la guerre, elle était confiée à la responsabilité du premier centurion primipile, qui seul pouvait la planter au lieu du campement, seul l’enlever au moment du départ.

La cohorte avait pour enseigne un petit drapeau, vexillum; et chaque manipule, une main au-dessus d’un petit bouclier d’argent que soutenait une pique.

Indépendamment de ces signes, chaque centurion portait sur son casque une aigrette de forme et de couleur particulière, qui pouvait servir de moyen de ralliement.

L’enseigne de la cavalerie était un petit drapeau carré soutenu par un long bâton qui se terminait en forme de T.

2. Le costume militaire changea peu, de même que le costume civil: il consistait principalement dans la tunique, la cuirasse et le sagam.

La tunique était de laine, avait des manches qui n’atteignaient pas le coude, et descendait un peu au-dessous du genou.

La cuirasse couvrait le corps depuis le cou jusqu’aux hanches; les matières qui la composaient varièrent beaucoup : dans l’origine, ce n’était que des bandes de cuir lora, d’où est venu son nom de lorica, comme en français le mot cuirasse; plus tard, le cuir fut si bien travaillé qu’on en composa des cuirasses enveloppant le torse entier, et s’assouplissant à tous les mouvements du corps, dont elles reproduisaient les formes: on peut voir de ces cuirasses sur les anciennes statues, exprimant si bien les contours que le corps paraît nu. A ces sortes de cuirasses s’adaptaient, pour les chefs, toutes sortes d’ornements d’or, d’argent, de broderies; le bas, artistement découpé en forme de petits écussons, soutenait des bandelettes richement décorées de plaques de métal, qui pendaient sur la tunique, et servaient à préserver les cuisses; on appelait ces bandelettes fascioe: les simples légionnaires ne portaient pas ces ornements.

Quelquefois la cuirasse était bardée de lames de fer; quelquefois on la couvrait de petites pièces de ce métal, découpées en forme d’écailles : on l’appelait alors lorica squammata.

On employait aussi des étoffes, comme le lin, la laine, mais c’étaient de faibles armures.

Il y avait des cuirasses faites d’un tissu d’anneaux entrelacés, et pareilles à nos cottes de mailles du moyen âge (lorica hamata, ou conserta hamis).

Dans les temps postérieurs, on prit aux Sarmates l’usage d’une cuirasse qu’on appela cataphracte, et qui couvrait l’homme de la tête aux pieds; elle était toute composée de petites écailles faites, dit Pausanias, avec de la corne de cheval qu’on découpait fort mince, et qu’on cousait avec des cerfs de boeuf ou de cheval. Ces cuirasses ne pouvaient servir qu’aux cavaliers, le cheval même en était couvert (on en voit sur la colonne Trajane).

Par-dessus la cuirasse on mettait le sagum, draperie flottante de laine et de couleur rousse, qui s’attachait avec une boucle sur l’épaule droite, et descendait un peu plus bas que la tunique; on le quittait pour le combat; en marche on pouvait le rouler.

Dans les factions, dans les campements d’hiver, on jetait par-dessus tout cela le penula.

Le sagum du général, couleur de pourpre ou d’azur, et orné de broderies d’or, s’appelait paludamentum, ou d’un nom grec, chlamis.

Ce ne fut que sous l’empire, et quand on fit longtemps la guerre dans les pays froids, qu’on prit aux Gaulois l’usage des hauts-de-chausses (braccae), sorte de caleçons qui descendaient à mi-jambe.

La chaussure du soldat était ou des bottines de peau (ocreae), ou des brodequins plus bas (caligae) garnis de clous.

La coiffure militaire était le casque de cuir (galea) ou de métal (cassis). Ce casque, en général, avançait assez pour protéger les yeux, et descendait par derrière de manière à couvrir le cou; quelquefois on l’ornait d’une aigrette faite avec des crins de cheval; cette armure, d’ailleurs, se prêtait à tant d’ornements variés, qu’il est impossible d’en déterminer la forme absolue. Dans les contrées froides, pendant les stations ou les marches d’hiver, on couvrait le casque d’une moitié de tête de lion ornée de sa crinière, qui enveloppait le soldat jusqu’aux épaules (on en voit sur la colonne Trajane).

A cette armure défensive il faut joindre le bouclier, qui était de plusieurs sortes:

Clypeus, grand bouclier rond, courbé dans sa partie concave, imité des Grecs, et que l’on abandonna assez vite pour ne l’employer que comme votif dans les temples;
Scutum, grand bouclier long et recourbé dans le sens de sa longueur, comme une tuile à canal; il avait quatre pieds de haut et deux et demi de large : c’était le bouclier des légionnaires;
Parma, petit bouclier rond et léger à l’usage des vélites et de la cavalerie;
Pelta, bouclier léger aussi, mais d’origine étrangère : il avait la forme d’un croissant assez large; on l’employa quelquefois dans la cavalerie.

Ces différents boucliers étaient de bois et de cuir, recouverts de lames de fer ou de cuivre.

Les armes offensives étaient:

1° La lance, ou pique, hasta, que les Espagnols appelèrent lancea, mot qui devint romain; elle était de la hauteur d’un homme;
2° Le javelot, pilum, plus mince et plus court; une courroie, nommée amentum, l’attachait au bras, et donnait au soldat le moyen de le retirer à lui quand il avait frappé l’ennemi;
3° L’épée, gladius, l’arme romaine par excellence, et le véritable instrument des victoires de ce peuple. Cette épée n’avait guère plus d’un pied de long; elle était fort large, droite, tranchante des deux côtés, et fort acérée; on la portait sur la cuisse droite. Le soldat romain s’en servait avec une dextérité merveilleuse, frappant toujours de la pointe, non-seulement parce que les blessures en étaient plus dangereuses, mais aussi parce qu’en perçant on découvre moins son corps qu’en tranchant;
4° Quelquefois on ajouta à l’épée un poignard qu’on attachait à la ceinture, et qu’on appela pour cela d’un nom grec parazonium.

L’épée des cavaliers était plus longue que celle des fantassins, leur lance de même: nous ne parlons pas de la hache, parce qu’on ne l’employait guère que pour les travaux militaires; les Romains, en général, faisaient peu de cas des armes tranchantes.

On employait aussi, mais rarement, et dans les sièges beaucoup plus que dans les batailles, la fronde et les flèches; alors on formait des compagnies d’archers et de frondeurs.

La musique militaire des Romains était fort simple; ils ignoraient ou dédaignaient l’usage des tambours; ils employaient comme instruments:

1° La trompette (tuba); elle était de cuivre, et toute droite;
2° La buccine (buccina), courbée à peu près comme nos cors;
3° La corne (cornu): son nom dit sa forme;
4° Le clairon (lituus), instrument droit et long, recourbé sur lui-même à son extrémité, comme le bâton des augures qui portait le même nom.

La trompette sonnait la charge ou la retraite; la buccine et la corne servaient dans les camps pour relever les sentinelles, annoncer les veilles, les tessères, les punitions disciplinaires, etc.

Le lituus était l’instrument de la cavalerie.

Discipline, exercices, marches, campement, routes

C’est à son admirable discipline, comme on sait, que Rome a dû ses victoires; autant le citoyen, dans la ville, était fier et intraitable, autant il devenait souple et soumis dans les camps. Là, pas de privilège, pas d’appel; le moindre centurion était un despote, et le soldat qui eût seulement écarté la verge de cet officier, quand elle se levait sur lui, était puni de mort. La peine la plus légère, et elle déshonorait, consistait à monter la garde sans ceinturon; hors de là c’était le supplice capital, ou celui des verges; au reste, ce code terrible recevait de rares applications. La science des chefs, en cela merveilleusement secondée par le patriotisme et l’esprit de tradition qui pouvait tout, consistait à prévenir les infractions par de continuels travaux. Le soldat romain était toujours en haleine, et n’avait pas un jour de repos; on l’exerçait au pas militaire, au saut, à la course, à la natation, à manier la lance, à lancer le pilum, à se couvrir de son bouclier dans toutes les positions, à se servir de l’arc et de la fronde, et surtout de sa formidable épée: un pieu qu’on plaçait devant lui pour figurer l’ennemi devait être attaqué, abattu avec toutes sortes d’armes. Les vélites, les cavaliers, devaient se rompre à toutes les difficultés de l’équitation, à toutes les manoeuvres : c’était peu encore; il fallait que tous devinssent habiles à tous les métiers nécessaires pour la construction, la charpente, le terrassement, le creusement des canaux, la maçonnerie, la fabrication des ponts; puis on les forçait de faire de longues marches chargés d’un bagage énorme, qu’on exagérait outre mesure dans les exercices, pour qu’ensuite l’usage ordinaire le fit paraître léger; ceux qui fléchissaient dans ces travaux recevaient de l’orge pour nourriture au lieu de blé.

Aussi le soldat portait habituellement une charge que nous avons peine à comprendre. Bardé de fer, couvert du sagum, le casque sur la tête ou pendu devant son épaule droite, le lourd scutum attaché à la gauche, l’épée au côté, le poignard à la ceinture, la lance sur le dos, le pilum à la main, il portait en outre trois ou quatre pieux, quelques ustensiles de chambrée, soit une hache, soit une scie, soit une bêche, et, au bout d’une perche, des vivres pour quinze jours: c’était du biscuit, de la viande salée, un petit cruchon de vinaigre pour mettre dans l’eau qu’il buvait, une tasse, une cuiller; et quand il avait marché toute la journée, tous les soirs, sans exception, il lui fallait travailler à faire le camp.

Cette charge du soldat n’empêchait pas la légion de traîner après elle un long bagage : des chariots, des fourgons portaient les tentes, les vêtements, les chaussures, les armes de rechange; car, moyennant une légère retenue sur la paie, la République équipait les légionnaires. Puis venaient les machines de guerre, que nous décrirons tout-à-l’heure; et, sur des affuts roulants, une grande quantité de canots fait d’un seul tronc d’arbre, avec des chaînes et des cordages pour construire des ponts de bateaux.

Nous venons de dire qu’on campait tous les soirs: il faut distinguer ces camps faits à la hâte, espèces de bivouacs fortifiés, de ces fameux camps romains dont on retrouve encore tant de vestiges en France, surtout vers les rives du Rhin.

Pour les premiers, dès qu’on était arrivé au lieu du campement, si l’on craignait l’approche de l’ennemi, la cavalerie et les triaires formaient un front de bataille derrière lequel on traçait à la hâte l’enceinte du camp, puis tout le monde se mettait à l’oeuvre, sous l’inspection des centurions. Chaque centurie, mettant en cercle ses armes, son bagage, avec son enseigne au milieu, s’occupait de creuser sa part du fossé. Le soldat ne gardait que son épée. Le fossé devait avoir au moins cinq pieds de profondeur et sept de largeur : la terre qu’on en retirait servait à former un épaulement intérieur que l’on garnissait en même temps de tranches de gazon coupé en forme de briques longues d’un pied, larges et épaisses d’un demi pied. L’ouvrage achevé, les centurions le mesuraient; on dressait les tentes, on plaçait les sentinelles; et le lendemain on continuait la marche.

Les autres camps, destinés à faire stationner les légions, exigeaient bien d’autres travaux; on les distinguait en camps d’été (oestiva) et en camps d’hiver (hiberna). Ces derniers différaient des autres en ce qu’au lieu de tentes, on construisait des baraques de bois pour loger les soldats. Le choix du terrain était d’une grande importance. Il fallait qu’il ne fût dominé par aucune hauteur, et qu’on trouvât suffisamment, dans le voisinage, de l’eau, du fourrage et du bois, sans parler de la facilité des communications, qu’il fallait assurer avant tout. La forme du camp variait selon le terrain, comme ses dimensions suivant le nombre des troupes. En général, on préférait le carré-long.

On commençait, comme pour les autres, par creuser un fossé; mais ses dimensions en largeur et en profondeur devaient être beaucoup plus grandes. Des bois qu’on abattait avec leur branchage servaient à soutenir les terres dont on faisait l’épaulement; et si la contrée fournissait de la pierre calcaire, on couvrait le rempart d’une forte maçonnerie. La plate-forme devait en être assez large pour qu’on pût y placer et y faire manoeuvrer les machines de guerre: on la bordait de créneaux comme une forteresse, et de distance en distance, on y élevait des tours. Le bord extérieur du fossé était protégé par une forte palissade.

Quelquefois le camp n’avait que deux portes : la prétorienne (praetoria), faisant face à l’ennemi et située au milieu de la courtine, vis-à-vis de la tente du général, qu’on appelait proelorium; et la décumane (decumana), au milieu de la courtine opposée. Cette porte ne servait que pour la sortie des coupables qu’on allait punir hors du camp.

Quelquefois il y avait quatre portes, situées alors aux quatre angles : à gauche, face à l’ennemi, la prétorienne, et à droite, la questorienne (quoestoria); à l’autre bout du camp, à gauche, la quintane (quintana); à droite, la décumane. C’était dans l’avenue aboutissant à la quintane que se faisait l’exercice du poteau, qu’on appelait pour cela quintana.

Le général occupant la tête du camp, la ligne du centre, parallèle à celle du front, était destinée aux tribuns. Un large espace s’ouvrait en long devant leurs tentes, et servait aux revues. Au centre de cet espace, s’élevait le suggestum (ou suggertus), espèce de plateforme de huit à neuf pieds de haut, construite soit en gazon, soit en pierres, et qui servait au général pour haranguer les troupes et tenir ses assises militaires. C’était un des premiers soins de la légion d’élever ce tribunal, comme de planter les enseignes. Chaque centurie, chaque manipule, chaque cohorte avait la sienne au milieu de son campement. L’aigle se dressait à la tête du camp, auprès du proetorium.

Quatre soldats par centurie, quatre cavaliers par décurie veillaient chaque nuit à la sûreté du camp. Chaque faction durait une veille, c’est-à-dire trois heures, la nuit étant, comme nous l’avons dit, partagée en quatre veilles. Le soldat en faction devait tenir le bras et l’index levés, pour résister au sommeil (on en voit sur la colonne Trajane).

Des postes avancés, fortifiés aussi, stationnaient jusqu’à plusieurs milles du camp, pour protéger les convois et prévenir les surprises.

Si le séjour au camp durait des mois entiers, on employait les soldats à faire des routes, des ponts, des aqueducs.

Les routes prenaient toutes la direction de Rome, et devaient aboutir au milliaire d’or, qui se dressait au Forum. Celles qui subsistent encore nous montrent à quel point les Romains portaient l’ardeur du travail et la persévérance. Leur construction varie suivant la nature du terrain et celle des pierres qu’il fournit; mais, en général, on y remarque, à une grande profondeur, qui, dans les pays de montagnes sujets aux inondations, va quelquefois jusqu’à douze pieds, un lit de cailloux ou de moëllons liés par un ciment indestructible, et à la surface, une couche de larges pierres, cimentées aussi dans leurs intervalles. Ces chemins étaient toujours assez larges pour que deux chariots pussent y passer de front; quelquefois on les bordait d’une espèce de trottoir élevé de deux pieds, pour aider les cavaliers à monter à cheval, car les Romains n’ont jamais fait usage d’étriers.

Remarquez que nul obstacle n’arrêtait les travailleurs ni les ingénieurs; on franchissait les précipices par une arche audacieuse, on perçait les rochers, on aplanissait les collines, on exhaussait les vallons, on tournait les montagnes; car les routes romaines ne vont pas comme nos routes modernes, qui commencent à peine à comprendre qu’une ligne courbe couchée n’est pas plus longue que la même courbe dressée; elles ne vont pas follement droit devant elles, par monts et par vaux; toujours la pente en est facile et surtout sans danger: on peut s’en convaincre dans les Vosges, dans le Puy-de-Dôme, dans le Jura et dans les Alpes.

Batailles, sièges, machines de guerre

Jamais on ne livrait bataille sans avoir consulté les augures et sondé la disposition des troupes. Aussi toujours l’ordre du combat était précédé d’une ou plusieurs harangues.

Cet ordre était signifié par un drapeau rouge qu’on arborait sur la tente du général.

Un des principes fondamentaux de l’art militaire chez les Romains, et nous voyons que, chez tous !es peuples, les grands capitaines en ont fait la règle de leur conduite, c’était de prévenir en tout l’ennemi, ainsi d’arriver le premier, d’être le premier en bataille, de commencer l’attaque, etc.

Le choix du terrain et de la meilleure position pour n’avoir au visage ni le vent ni le soleil, était aussi d’une grande importance.

Quant à la disposition des troupes, on pense bien qu’elle variait selon les circonstances du lieu, du temps, et le genre d’ennemi qu’on avait à combattre; mais, en général, la tactique romaine consistait à se présenter de front, en carré-long, avec la cavalerie et les vélites en potence sur les ailes.

Le premier rang, celui qui commençait l’attaque, était composé d’archers et de frondeurs; les hastaires venaient ensuite.

Puis, à quelque distance, s’avançaient les princes et les triaires, destinés à frapper les coups décisifs.

Chaque homme occupait trois pieds de largeur, et on laissait six pieds entre chaque rang.

Le général se tenait ordinairement à l’aile droite, d’où il embrassait d’un coup-d’oeil le mouvement de sa ligne.

La cavalerie était disposée dans le même système que l’infanterie, c’est-à-dire qu’on lançait devant la cavalerie légère. Ceux qui portaient la cuirasse chargeaient les derniers et soutenaient les autres.

Outre cela, il y avait toujours des corps de réserve qui ne donnaient qu’au besoin.

Les trompettes sonnaient la charge: les légions s’avançaient dans un profond silence; mais, à un signal donné, tous les soldats, appuyant sur leur bouche le creux de leur bouclier, poussaient d’effroyables rugissements et se précipitaient sur l’ennemi.

Le premier choc des légions était terrible, et presque toujours il décidait la victoire.

L’art des sièges, comme celui des combats sur mer, tendait toujours à un seul but: substituer à tous les moyens mécaniques d’attaque et de défense l’attaque personnelle. Arriver à se battre corps à corps était l’unique pensée des Romains dans l’emploi de leurs machines.

Quelques-unes de ces machines pourtant avaient pour objet de remplacer cette force personnelle : c’étaient les ballistes et les catapultes. On ignore, ou, quand on le sait, on ne comprend pas le mécanisme de ces instruments de guerre, dont les formes variaient beaucoup ainsi que leurs grandeurs. Les unes pouvaient être mues avec la main, d’autres exigeaient un grand appareil. Les catapultes lançaient des pierres, les ballistes des traits: la force de projection dépendait de la vigueur de tension du ressort.

Le bélier était une solive armée à son extrémité d’une masse en fer assez semblable à une tête de bélier. On s’en servait pour battre les murs, enfoncer les portes. Il y avait trois manières de le mouvoir:

à force de bras; c’était la plus simple, mais en même temps la moins utilisée, parce qu’elle était la moins efficace;
par libration: le bélier était suspendu entre de hautes solives à une longue traverse tout l’appareil : monté sur des roues, s’approchait des murs ennemis, et on imprimait alors au bélier un balancement qui le lançait avec force contre la muraille;
par l’action d’un ressort qui, mis en mouvement par des roues, le poussait en se détendant tout-à-coup.

Dans ces deux derniers cas, la machine était protégée par un toit qui la mettait à couvert contre les feux de la place; car tous les efforts des assiégés tendaient à incendier le bélier. On en amortissait aussi les coups par des sacs de laine ou de longues poutres mobiles qu’on opposait à son action.

On employait en outre, pour les sièges, des tours roulantes, qui s’avançaient contre les murs de la place, et dont une des parois supérieures s’abattait tout-à-coup et s’allongeait vers le rempart pour faire un pont au moyen duquel on s’élançait sur les créneaux. Dans quelques-unes de ces tours, il y avait une espèce d’échelle double qui se dressait tout-à-coup et portait à une grande hauteur un soldat qui, d’une niche adaptée au sommet, plongeait les regards dans la ville assiégée, et observait la disposition et la force des combattants: Inspectura domos, venturaque desuper urbi.

La grue était une machine de ce genre, composée de deux parties bien distinctes, réunies par le même appareil. Cet appareil consistait dans un échafaudage roulant, formé de quatre solives verticales; au sommet de ces solives était une grande loge découverte ou tour carrée, pleine de combattants. Au-dessous, et entre les solives, un long plancher montait obliquement et formait une diagonale qui, partant de terre, s’allongeait jusqu’à la hauteur des murs ennemis. A l’extrémité supérieure de ce plancher était adaptée, par le moyen de charnières, une échelle à grappins. De cette façon, pendant que les soldats placés dans la loge d’en haut débusquaient à coups de flèches les combattants rangés sur les murs, d’autres soldats, à tête couverte de leurs boucliers, montaient en courant tout le long du plancher incliné, déployaient l’échelle, l’accrochaient au haut du mur et s’élançaient sur le rempart. Ces opérations demandaient une grande précision dans les mouvements et surtout beaucoup de hardiesse.

Le musculus était une espèce de hangar roulant sous lequel les soldats s’avançaient jusqu’au pied des murailles pour les saper. Quand ils pouvaient y parvenir, ils inséraient de grosses chevilles dans les trous qu’ils pratiquaient, et y mettaient le feu pour calciner les pierres, et aider à l’action du bélier. Pour garantir le musculus des matières inflammables, on le couvrait d’un double toit de peaux, et on soutenait cette couverture au-dessus de la charpente au moyen de longs clous à large tête.

Telles étaient les principales machines de guerre; mais il y en avait une plus singulière, parce qu’elle était vivante, la tortue.

Des rangs entiers de soldats pressés l’un contre l’autre, s’avançaient rapidement, le scutum étendu sur leurs têtes, de manière à ne former qu’un toit sans intervalles. Ceux qui marchaient sur les flancs tenaient leur bouclier de côté. Cette couverture résistait au choc des corps les plus lourds, et les matières inflammables glissaient dessus. On s’approchait ainsi sans danger de la muraille ennemie. Quelquefois, au moyen de l’inclinaison que les derniers rangs, en se baissant, donnaient à la tortue, une seconde tortue, composée de soldats plus lestes et plus légers, grimpait sur la première et parvenait à la brèche. L’exercice de la tortue, qui exigeait un ensemble parfait, était un des plus fréquents et des plus difficiles auxquels on se livrât dans l’enceinte des camps.