Les Censeurs

La censure fut instituée en 310 de Rome (444 av. J.C.), pour régler le cens, espèce de dénombrement qui devait se faire tous les cinq ans, et d’après lequel les citoyens étaient classés dans les diverses centuries, en raison de leur fortune : on appelait lustre un espace de cinq ans.

Les censeurs (ou contrôleurs réguliers) étaient deux, nommés pour cinq ans, plus tard pour dix-huit mois, dans les comices par centuries; ils n’avaient pas de licteurs, mais siégeaient sur la chaise curule et portaient la prétexte. Les plébéiens parvinrent à cette dignité en 402 (351 av. J.C). On ne pouvait être censeur qu’une fois1.

Bien qu’ils participassent beaucoup moins directement que les consuls au pouvoir exécutif, les censeurs (censores) étaient les magistrats les plus importants de la république, par la durée et surtout par l’étendue. C’était la seule magistrature dont il fût facile d’abuser dans un intérêt révolutionnaire.

D’ailleurs, il y eut quelques lacunes dans l’exercice de ce pouvoir : la cérémonie du lustre, qui en faisait toute la force, n’eut pas lieu exactement tous les cinq ans; puis, quand les censeurs ne furent plus en charge que dix-huit mois, tous les censeurs ne purent pas la faire.

Dans les cinq premiers jours de leur entrée en fonctions, les censeurs juraient qu’ils ne feraient rien contre les lois. Seuls entre tous les magistrats, ils entraient en fonctions le jour même de leur élection.

La clôture du lustre se faisait de la manière suivante :

Les censeurs convoquaient successivement chacune des trente-cinq tribus, et, dans chaque tribu, tous les citoyens sans distinction. Il fallait que chacun se présentât à son tour devant leur tribunal, au Forum, et fit, avec serment, la déclaration de l’état de ses biens. Cette inscription générale une fois faite, les censeurs dressaient sur leurs registres la liste des sénateurs, celle des chevaliers, et classaient tous les citoyens dans les centuries. Ces registres n’étaient jamais communiqués à personne.

L’opération terminée, le peuple entier était convoqué au Champ-de-Mars, et les censeurs, du haut de leurs chaises curules, proclamaient la liste du sénat et celle des chevaliers. Celui qu’ils nommaient le premier était le prince du sénat. Tout sénateur déjà en fonctions, et dont ils omettaient le nom, était par cela même exclu du sénat; ordinairement, ils faisaient connaître ensuite le motif de l’exclusion.

L’autorité qu’ils exerçaient dans le choix des sénateurs, ils l’avaient pleine et entière à l’égard de tous les citoyens : c’est-à-dire qu’ils pouvaient faire descendre ou monter d’une centurie dans une autre, et, ce qui était plus remarquable encore, d’une tribu dans une autre. Les tribus urbaines étant beaucoup moins considérées que les tribus rurales, c’était une peine très grave d’être enrôlé dans une des quatre tribus de la ville.

Or, ce droit d’infliger une peine tenait au droit d’inspection que les censeurs avaient sur les moeurs et généralement sur tout ce qui, dans l’ordre moral, échappe aux investigations de la justice ordinaire, et par conséquent l’action des lois.

Ainsi, un citoyen qui, dans le service militaire, sans enfreindre la discipline, n’avait pourtant pas montré le courage et le zèle qu’on avait droit d’attendre de lui; ainsi, un fils ingrat, un époux injuste, un maître trop dur envers ses esclaves, un débauché, un prodigue, un parjure, un homme qui affichait trop de luxe, un propriétaire qui négligeait trop ses terres, rentraient sous le domaine de la censure et encouraient la peine; il en était de même du célibataire qui ne pouvait pas alléguer de bonnes raisons de son célibat : les censeurs le condamnaient à une amende qu’on appelait cesuorium.

La peine la plus grave qu’ils infligeassent était de rejeter un citoyen dans la dernière classe. On appelait cela in Caeriturn tabulas referre3; selon quelques auteurs, cette dégradation suspendait le droit de suffrage.

Ils ne pouvaient pas élever la taxe des citoyens; mais ils arrivaient à ce résultat facilement, en haussant arbitrairement l’évaluation des biens de celui qu’ils voulaient atteindre.

Hors ces cas, leur juridiction n’agissait que sur l’honneur, et leur note n’était qu’une tache dont on pouvait se laver par une conduite meilleure.

Il fallait, d’ailleurs, que les deux censeurs fussent d’accord; car, ce qui est singulier, c’est qu’ils avaient droit de censure l’un sur l’autre. Cet accord était un principe tellement sacré, que si l’un des deux venait à mourir, l’autre devait donner sa démission.

Comme l’inspection des censeurs s’étendait sur tous les citoyens, pour atteindre les Romains des provinces, ils avaient au dehors des délégués nommés subcensores.

Enfin, d’après le principe que tout Romain devait être propre à tout, les censeurs étaient chargés d’affermer les domaines publics, et de traiter pour tout marché qui concernait les biens de l’Etat.

Ils étaient chargés de la construction des monuments, des temples, des aqueducs, des ponts, des routes, à l’entretien desquels ils devaient veiller aussi. Ils avaient, en revanche, l’honneur d’attacher leurs noms à ces beaux ouvrages. Tout le monde connaît la voie Appienne, que fit construire le censeur Appius Claudius, l’aveugle.

1. Caius Marcius Rutilus, qui le fut deux fois, fait porter cette loi en 489 (264 av. J.C.).

2. Le sacrifice s’appelait suovetaltrile, de sus, porc, ovis, brebis, taurus, taureau.

3. Les habitants de Céré ayant recueilli les Vestales
lors de l’invasion des Gaulois, on leur accorda le droit de cité, mais sans le droit de suffrage.
C’est ce qui a fait penser que porter sur le rôle des Cérites signifiait priver du droit de suffrage. Rien ne prouve cependant que les censeurs eussent ce pouvoir exorbitant. Mais, comme la dernière classe, dans les comices par centuries, ne votait presque jamais, l’inscription dans cette classe équivalait à la privation du droit de suffrage; peut-être c’est là tout ce que veut dire in Caeritum tabulas refere.