Les ministres de la religion

Ce que nous avons dit des superstitions romaines suffit pour faire comprendre à quel point le culte devait être compliqué, et quelle influence devaient exercer les ministres de la religion. Cette influence, au reste, fut toujours elle-même subordonnée à la politique, et le sénat, en matière religieuse, se réserva et sut exercer avec habileté l’autorité suprême.

Les prêtres chargés du culte en général

Le roi des sacrifices

A la tête des ministres de la religion, mais seulement pour la forme et les honneurs, marchait le roi des sacrifices, soumis d’ailleurs dans toutes ses fonctions à l’autorité du grand pontife. Comme les rois avaient été les chefs du culte, il semble que les Romains n’aient pas osé toucher à ce titre, en ce qui concernait la religion. Il y eut donc toujours un roi dans le culte, roi sans pouvoir, mais revêtu toutefois de tous les signes extérieurs de la royauté. Il en portait la robe et la couronne, habitait dans la rue sacrée une maison nommée regia, et sa femme s’appelait reine. Elu dans les comices par centuries, toujours choisi parmi les plus vieux et les plus honorables patriciens, il était exempt de toute charge, mais aussi exclus de toute magistrature. Et dans les cérémonies religieuses, il avait le pas sur les consuls eux-mêmes; il régnait un moment; mais le sacrifice achevé, il devait voiler sa tête, et s’enfuir aussitôt.

Le grand pontife

Le grand pontife était le chef suprême du culte, le juge souverain de toute question religieuse. Nommé dans les comices par tribus, logé dans un palais, près du Capitole, aux frais de l’Etat, la charge était à vie. Il portait la prétexte, et jouissait des honneurs de la chaise curule. On l’assimilait en toute chose aux grands magistrats; et l’on conçoit que la nature et la durée illimitée de ses fonctions devaient lui donner une autorité immense. En effet, non-seulement les autres pontifes, mais les augures, mais tous les prêtres, quels qu’ils fussent, mais les vestales n’obéissaient qu’à lui. Il gardait le dépôt des annales, prescrivait les fêtes, consacrait les temples, et, par la seule explication d’un présage, pouvait, comme interprète des dieux, rompre les assemblées, sauver de grands coupables, suspendre le départ des armées, jeter par conséquent le poids d’une opposition toute puissante dans les opérations de la politique et de la guerre. Aussi cette place fut-elle l’objet de toutes les ambitions, la propriété de tous les grands hommes, et le privilège que se réserva le plus soigneusement Octave, lorsqu’il composa pièce à pièce sa puissance souveraine; car, malgré son ardent désir de posséder cette fonction, il la laissa religieusement à Lepidus, bien qu’il l’eût dépouillé de tout, jusqu’à la fin de sa vie. Il voulait l’avoir, mais intacte, respectée, toute puissante; et nous voyons que depuis, jamais les empereurs ne s’en départirent. Les plébéiens étaient parvenus à cette dignité en l’an 500 de Rome (253 av. J.C.).

Le collège des pontifes

Le grand pontife ne pouvait être choisi que dans le collège des pontifes, et ce collège se recrutait par ses propres choix. De sorte que, si le grand pontife venait à mourir, le collège le remplaçait d’abord comme pontife, et le peuple nommait alors, parmi les membres du collège, le chef de la religion.

Jusqu’en 673 de Rome (81 av. J.C.), les pontifes furent au nombre de huit, dont quatre plébéiens. Alors Sylla en ajouta sept autres, qui furent appelés petits pontifes. Comme leur chef, ils portaient la prétexte, et se coiffaient d’un bonnet pointu, et surmonté d’une houppe de laine appelée apex.

Soumis au grand pontife, ils concouraient cependant avec lui à la décision de toutes les affaires religieuses, et on pouvait en appeler à eux des arrêts de leur chef. Aucune consécration, aucune cérémonie publique, aucun sacrifice particulier, et en outre aucune adoption civile ne pouvait se faire sans leur autorisation et leur présence.

Ils réglaient le calendrier, les fastes, les féries. Cette action sur le calendrier, avant Jules César, leur donnait grand pouvoir; car alors l’année romaine n’étant que de trois cent cinquante-quatre jours, il restait onze jours dont ils disposaient à leur gré, et dont, au bout de deux ou trois ans, ils composaient un mois supplémentaire. L’ignorance dans laquelle ils avaient soin d’entretenir les Romains sous ce rapport les maintenait comme arbitres de tous les actes publics, et même, comme nous l’avons vu, de l’administration judiciaire.

Mais la plus haute influence des pontifes venait de leur autorité sur les augures. Quant à eux, ils n’étaient soumis qu’à un seul contrôle, celui des censeurs.

Le collège des augures

Le collège des augures se recrutait lui-même comme celui des pontifes1. On était augure à vie.

Les fonctions des augures consistaient à prédire l’avenir d’après l’observation du vol des oiseaux. Cette fonction était l’une des plus importantes et des plus briguées de la république.

Pas une élection n’avait lieu au Champ-de-Mars, pas une délibération au Forum, pas une affaire judiciaire ne s’instruisait en public, pas une campagne ne commençait, pas une bataille n’était livrée, pas une cérémonie ne se célébrait, sans qu’on n’eût solennellement consulté les augures.

Ceux-ci, revêtus de la trabée2, tenant en main le lituus, grand bâton sans noeuds, recourbé a son extrémité comme la crosse des évêques, montait sur la chaise curule, et traçait dans le ciel de longues divisions. Cela s’appelait tabernaculum capere. Cette cérémonie se faisait ordinairement sur le Capitole.

L’augure alors couvrait sa tête d’un pan de sa robe, et observait le vol et le chant des oiseaux à droite et à gauche des lignes imaginaires qu’il avait tracées. Les oiseaux dont il écoutait le chant s’appelaient oscines; ceux dont il regardait le vol, proepeles.

Puis il prononçait l’arrêt du tort, c’est-à-dire ce que bon lui semblait; car la science des augures fut toujours un mystère, et lorsqu’on était admis à cette fonction, on s’engageait par un serment terrible à n’en jamais rien révéler. Comme probablement il n’y avait rien à apprendre, il était facile de tenir sa parole. Pour plus grande précaution d’ailleurs, on avait rendu sacrée la personne des augures : on ne pouvait les citer en justice.

A cette étude du vol des oiseaux se joignait l’observation de plusieurs autres présages, comme des éclairs, du tonnerre, etc. Un coup de tonnerre, n’eût-il été entendu que par les augures, au moment d’une délibération publique, suffisait pour faire congédier l’assemblée.

Ils élevaient aussi des poulets qu’ils regardaient boire et manger, quand ils voulaient prédire. Et quelquefois un coup de bec de plus ou de moins décida du destin de la république.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter que les augures étaient consultés dans tous les cas de superstitions particulières.

Non contents d’annoncer les événements, ils indiquaient le moyen de s’en garantir, et l’on doit penser qu’ils n’oubliaient, dans le choix de ces moyens, ni les intérêts de leur fortune, ni ceux de leur puissance.

La du reste finissait leur autorité; car ils n’exerçaient aucun pouvoir sur le culte, et ils étaient soumis au collège des pontifes, qui sans doute les tenait dans une sévère dépendance.

Les Aruspices

Les aruspices ne jouissaient pas, à beaucoup près, de la même considération que les augures. Leur fonction n’était pas une dignité, et ils ne formaient pas un collège. Sacrificateurs salariés, presque tous étrangers et pour la plupart Toscans, ils étaient comme les bohémiens de Rome.

Leurs fonctions consistaient à observer la victime pendant un sacrifice, à voir si elle venait volontiers à l’autel, de quel côté elle tombait, si son sang bouillonnait en sortant; puis à examiner ses entrailles, et à tirer des présages de ces diverses observations.

Fort peu estimés en général, les aruspices n’avaient guère d’influence que parmi le peuple, et Caton ne comprenait pas comment deux aruspices pouvaient se regarder sans rire.

Triumvirs ou septemvirs épulons

L’an 557 de Rome (197 av. J.C.), on créa trois prêtres chargés de présider aux festins religieux du Capitole. On les appela triumvirs épulons. Depuis on porta leur nombre à sept.

Ce festin avait lieu tous les ans à peu près aux ides de novembre, avant les jeux appelés plébéiens : c’était une grande cérémonie qui se faisait dans le temple de Jupiter. On y voyait Jupiter à table, couché sur un lit, et près de lui Junon et Minerve assises sur des siéges.

Duumvirs, decemvirs, quindecemvirs sybillins

Sous le règne de Tarquin-le-Superbe, une vieille femme, qu’on disait être la sybille de Cumes, présenta à ce prince neuf volumes d’oracles qu’elle élevait à un prix exorbitant. Tarquin ayant refusé de les acheter, elle en brûla trois et demanda le même prix pour les six autres : nouveau refus. Elle en brûla trois encore et demanda encore le même prix. Le roi, voyant là quelque chose de merveilleux, acheta les trois derniers et les déposa au Capitole.

Ces livres, disait-on, contenaient les destinées de Rome. Leur garde fut d’abord confiée à deux citoyens (duumviri), puis à dix (decemviri), en 386 de Rome (368 av. J.C.); puis, enfin, à quinze (quindecimviri) par Sylla.

Ces prêtres ne pouvaient lire dans les livres sybillins que sur un décret du sénat, et il leur était défendu, sous peine de mort, de les laisser regarder à d’autres.

Ils étaient en même temps prêtres d’Apollon, le dieu qui avait dicté ces oracles, et en cette qualité, dirigeaient les jeux apollinaires. Deux d’entre eux, nommés magistri quindecim virûm, dirigeaient aussi les jeux séculaires.

Là se bornait le ministère général du culte.

1 Cette nomination, à dater de 651 (103 av. J.C.), comme celle des pontifes, appartint au peuple; mais Sylla rétablit l’une et l’autre sur l’ancien pied.

2 Robe de pourpre.

Curions

Chacune des trente curies (ou quartiers) de Rome avait son curion, qu’elle élisait elle-même : toutes réunies élisaient le grand curion, surveillant des autres.

Le curion était chargé de toutes les spécialités des cérémonies religieuses de sa curie. Ses fonctions étaient annuelles.

Flamines

Il y avait quinze flamines, ou grands prêtres, consacrés au culte particulier de Jupiter, de Mars et de Quirinus (Flamen Dialis, Martialis, Quirinalis). Nommés à vie par le grand pontife, ils étaient cependant révocables à sa volonté. Ils siégeaient dans le collège des pontifes.

Le grand flamine de Jupiter portait la prétexte et un bonnet fait de la peau d’une brebis blanche, surmonté d’une branche d’olivier attachée avec un ruban. Il avait la chaise curule, se faisait précéder d’un licteur et entrait au sénat. Si un criminel se sauvait dans sa maison, il était mis en liberté; s’il le rencontrait dans la rue, le supplice était différé. La femme du grand flamine participait à son sacerdoce, et portait la foudre brodée sur sa robe; mais si elle venait à mourir, il fallait qu’il abdiquât. Puis il était soumis à une foule de petites exigences : ainsi il ne pouvait ni monter à cheval, ni coucher hors de Rome, ni ôter son bonnet en plein air, ni manger des fèves, ni regarder des troupes rangées en bataille, ni prononcer certains mots. Sa femme ne devait jamais monter plus haut que trois marches. Personne, au reste, dans un festin, ne pouvait prendre le rang sur lui, excepté le roi des sacrifices.

Il y avait encore quelques flamines inférieurs, comme ceux de Flore, de Pomone; mais leur dignité était fort peu de chose.

Saliens

Les saliens formaient une espèce de confrérie en l’honneur du dieu Mars, ou plutôt de l’ancien Quirinus. On les appelait ainsi à cause de leurs danses (salire, sauter), ou en mémoire d’un certain Salius, de Samothrace, qui apporta cette danse en Italie. Les saliens parcouraient tous les ans la ville en frappant sur de petits boucliers, nommés ancilia, fabriqués jadis par un ouvrier nommé Mamurius, sur le modèle d’un autre qu’on disait tombé du ciel. Dans cette fête, ils étaient vêtus de la trabée, portaient une cuirasse par-dessus, avec l’épée au côté, l’apex sur la tête, et tenant un javelot de la main droite. En même temps, ils chantaient en l’honneur de Quirinus des hymnes composés en vieux langage et dont le refrain devait toujours renfermer le nom de Mamurius.

Les saliens étaient au nombre de douze : six demeuraient au mont Palatin; les six autres sur le Quirinal, près des deux temples de leur dieu.

Arvales ou ambarvales

Les arvales étaient douze aussi: leur sacerdoce était tout champêtre, et leurs fonctions se bornaient à des processions annuelles dans la campagne pour la fertilité de la terre; ils portaient des bandelettes blanches et des couronnes d’épis.

Luperci

Les luperci, consacrés à Pan, avaient été institués, dit-on, en « mémoire de l’allaitement de Romulus et de Rémus par une louve (lupa) ». Leurs fonctions n’étaient qu’une complication d’extravagances. Quand venaient les lupercales, ils couraient nus par la ville, n’ayant qu’une ceinture de peaux de chèvre, portant des fouets des mêmes peaux, avec lesquels ils frappaient tous ceux qu’ils rencontraient : les femmes du peuple s’exposaient avec empressement à ces coups, auxquels elles attribuaient le pouvoir de les rendre fécondes.

Cette confrérie comptait dans son sein un grand nombre de jeunes patriciens.

Galli

Les galli étaient les prêtres de Cybèle: ils formaient une espèce d’ordre mendiant, et allaient, mal vêtus, portant une petite statue de la bonne déesse, solliciter de porte en porte les secours de la pitié publique. Ces prêtres s’imposaient d’étranges macérations, se mutilaient et faisaient des contorsions effroyables pour avoir l’air inspiré.

Tous les ans, ils allaient en grande pompe baigner la statue de Cybèle au confluent du Tibre et de l’Almon.

Potitiens ou Pinariens

Les potitiens étaient les prêtres d’Hercule : on faisait remonter leur institution à Evandre, qui préposa au culte de ce dieu un certain Potitius avec la famille Pinaria.

Primusque Potitins auctor

Et domus Herculei custos Pinaria sacri. (Virg. liv. 8.)

On peut voir dans Virgile une de leurs cérémonies. Ce sacerdoce, au reste, fut aboli par Appius Claudius, censeur, qui pour punition, dit-on, perdit la vue.

Féciales

Les féciales étaient au nombre de vingt : c’était une institution autant politique que religieuse. Ils étaient chargés d’examiner toutes les questions de guerre sous le rapport du droit des gens. Si la guerre leur semblait juste, un féciale partait, par ordre du sénat, et allait demander satisfaction. Quand il ne l’obtenait pas, il retournait sur la frontière et déclarait la guerre en lançant un javelot sur le territoire ennemi.

Lorsque Rome porta la guerre au loin, cette formalité devint inexécutable; mais on en conserva le simulacre. Il y eut, non loin de la ville, un champ qu’on appela le champ ennemi et où le féciale allait lancer son javelot.

Il ne se faisait pas de traité de paix qu’il n’y assistât un féciale; mais on doit comprendre qu’en cela les Romains n’étaient guidés que par le respect pour les vieilles institutions, et que les féciales, consultés par le sénat, se gardaient bien d’examiner à fond les motifs d’une guerre.

Vestales

D’après ce que nous avons dit de Vesta, on voit que son culte fut le plus ancien et resta le plus mystérieux et le plus sacré de tous. Les cérémonies de ce culte, toutes intérieures, et probablement fort simples, avaient été confiées par Numa à quatre jeunes filles, auxquelles on dit que Servius en ajouta deux. Ce nombre ne fut jamais augmenté : on les appelait vestales.

Le grand pontife les choisissait : il amenait devant le peuple au Forum vingt jeunes filles de bonne famille, et en désignait une. Il fallait qu’elle n’eût pas moins de six ans, pas plus de dix, et aucun défaut corporel.

Elles s’engageaient pour trente ans. Les dix premières années étaient consacrées à apprendre leurs fonctions, les dix suivantes à les exercer, les dix dernières à les enseigner aux novices. La plus ancienne de toutes dirigeait cette petite communauté; on l’appelait la grande vestale.

Elles faisaient voeux de chasteté : leur ministère consistait à entretenir le feu sacré qui ne devait jamais s’éteindre, à célébrer les rites secrets du culte de Vesta, et à veiller soigneusement sur l’objet mystérieux dont nous avons parlé, et auquel on attachait le salut de l’Etat. Si quelqu’une d’elles enfreignait son voeux, elle était enterrée vivante près de la porte Colline: alors c’était un jour de deuil universel, un événement mis au nombre des plus désastreuses calamités, comme la bataille d’Allia, comme celle de Cannes. Jamais il n’était effacé des jours lugubres (dies atri), et il fallait de solennelles expiations.

Si le feu sacré venait à s’éteindre par négligence, on soumettait la coupable à des peines rigoureuses, dont le grand pontife était seul l’arbitre. C’était aussi un grand malheur qui exigeait de nombreux sacrifices. Le feu ne pouvait être rallumé qu’aux rayons du soleil au moyen d’un miroir d’airain.

Le temple de Vesta restait ouvert le jour, et les vestales étaient libres de sortir. Après le coucher du soleil, les portes se fermaient et personne ne pouvait entrer.

Les vestales jouissaient des plus grands honneurs : on les vénérait presque comme des divinités. Vêtues de robes blanches bordées de pourpre, le front ceint de bandelettes, accompagnées d’un cortége de femmes, elles parcouraient la ville sur un char; tout le monde devait se découvrir et s’arrêter à leur aspect, même les grands magistrats; les faisceaux s’abaissaient devant elles, comme devant le peuple assemblé. Si elles rencontraient un criminel conduit au supplice, il avait sa grâce. Les premières places dans les théâtres et au cirque étaient pour elles, et un licteur les précédait toujours. Une insulte à leur égard était punie de mort; et le grand pontife avait seul le droit de porter la main sur elles. Leur décision, quand on les invoquait comme arbitres, était sacrée, et c’était généralement entre leurs mains qu’on déposait les testaments. Quoique mineures, elles-mêmes avaient le droit de tester. Enfin elles recevaient de l’Etat une pension considérable; et, pour dernière prérogative, on leur avait accordé le droit de sépulture dans la ville.

Leurs trente ans de ministère achevés, elles rentraient dans la vie commune, et pouvaient se marier. Mais l’opinion publique approuvait peu ces mariages, que l’on disait funestes. On conçoit qu’ils devaient être peu prospères, si l’on songe, non-seulement à l’âge qu’elles avaient alors, mais à leur long isolement, et surtout à leurs habitudes de domination et d’orgueil.