Les moeurs des romains au IIIième siècle av. J.C.

Forces dont Rome dispose

A cette époque la république comptait trente-cinq tribus, parce que les habitants des cantons voisins de Rome avaient été peu à peu admis à la condition de citoyens romains, comme dans la ville les plébéiens avaient obtenu d’être élevés au niveau des patriciens. Aussi Rome pouvait-elle lever maintenant 292000 combattants.

Divisions entretenues parmi les peuples italiens
Pour assurer sa domination sur toute l’Italie et empêcher de nouvelles coalitions, le sénat avait distribué inégalement les privilèges et les charges parmi les peuples vaincus, ce qui avait rendu ceux-ci plus jaloux les uns des autres qu’ils n’étaient ennemis de Rome. Aux uns il avait accordé tout ou partie des droits du citoyen romain; aux autres la condition inférieure de citoyen latin. Ceux-ci étaient dans l’alliance de Rome, ceux-là dans une dépendance absolue, tandis que d’autres gardaient une liberté apparente.

Colonies et voies militaires

De nombreuses colonies, c’est-à-dire des places fortes gardées par des citoyens romains, avaient été établies dans toutes les positions importantes de la péninsule. Elles formaient autour de Rome une ceinture inexpugnable et servaient de boulevard contre les ennemis du dehors. Des routes ou voies militaires reliaient ces places entre elles, afin qu’on eût la facilité de secourir rapidement celles qui seraient attaquées.

Patriotisme des Romains

Mais ce qui valait mieux que toutes ces forteresses, c’étaient les moeurs des nouveaux maîtres de l’Italie. Les riches cités de la Toscane et de la Grande Grèce leur appartenaient, mais ils n’avaient pas encore leurs richesses; ils honoraient toujours la pauvreté, la discipline, le dévouement et l’accomplissement du devoir. Leur patriotisme avait la force d’un sentiment religieux. Trois Décius ont donné leur vie pour l’armée romaine, et Manlius a immolé son fils à la discipline. Le censeur Rutilius, réélu à la sortie de charge (266 av. J.C.), convoque le peuple et le blâme d’avoir conféré deux fois de suite ces importantes fonctions au même citoyen.

Désintéressement et pauvreté des plus grands citoyens

Si Cornélius Rufinus, malgré ses nombreux services, est chassé du sénat parce qu’il possède quinze marcs de vaisselle d’argent, quand la loi n’en permet que huit onces; si le consul Posthumius a forcé deux mille légionnaires à couper ses blés et à défricher ses bois, c’est à la charrue que Serranus reçoit la pourpre consulaire; et en descendant du char triomphal, il retourne labourer son champ. Régulus, le vainqueur des Carthaginois à Ecnome, n’avait pour tout bien que sept arpents de terre. Lorsqu’il apprit en Afrique que le sénat l’avait prorogé dans le commandement, il écrivit aux consuls que son fermier était mort, qu’un mercenaire profitant de l’occasion s’était enfui en emportant les instruments de culture, et que son champ se trouvait abandonné. En conséquence, il demandait un successeur; car sa femme et ses enfants allaient être réduits à l’indigence. Le sénat décréta que le champ de Régulus serait cultivé aux frais de l’Etat, que l’on nourrirait sa femme et ses enfants, et que les ustensiles perdus seraient remplacés.

Cincinnatus, tout dictateur qu’il avait été, ne possédait que quatre arpents. Mais il faut bien l’avouer, dit un ancien, dans la maison de Fabricius et d’Emilius, les premiers hommes de leur siècle, on voyait de l’argenterie. Ils avaient l’un et l’autre une coupe sacrée et une salière en argent. Fabricius fit même monter sa coupe sur un pied de corne.

Curius Dentatus n’était pas plus riche; quand les députés des Samnites qu’il avait vaincus se présentèrent devant lui, ils trouvèrent ce triomphateur assis près de son feu sur un banc grossier et mangeant quelques légumes dans une écuelle de bois. Ils lui avaient apporté une forte somme d’argent et le pressaient de l’accepter: « Vous avez eu tort », leur dit-il, « de vous charger de cette ambassade. -Allez dire aux Samnites que Curius aime mieux commander à ceux qui ont de l’or, que d’en avoir lui-même. » Le même Curius, après avoir chassé Pyrrhus de l’Italie, enrichit de ses royales dépouilles l’armée et Rome sans rien prendre pour lui-même. Bien plus, un décret du sénat ayant accordé sept arpents de terre à chaque citoyen et cinquante à Curius, il n’accepta que la mesure assignée au peuple; disant qu’il regardait comme un homme dangereux celui qui, dans une république, ne savait pas se contenter d’une part égale à celle des autres citoyens.

Sévérité des moeurs

Et ce n’est pas seulement dans les camps et en face de l’ennemi que les Romains montraient alors cette sévérité envers eux-mêmes. Au foyer domestique quelle forte discipline! Pendant cinq cent vingt ans, il n’y eut pas un seul divorce, et telle était la force du lien conjugal, que dans l’opinion publique, ce lien devait, pour la femme au moins, survivre à la mort même. L’époux conservait le vieux droit de vie et de mort, et l’usage du vin était interdit aux matrones. « Mais », dit un auteur ancien, « pour que leur vertu ne fût ni triste ni sauvage, et s’embellît au contraire de tous les agréments compatibles avec la décence, l’indulgence des maris leur avait permis l’usage de la pourpre et de l’or. »

Un usage maintenait la concorde des familles. On avait institué un repas annuel, appelé charistie, où il n’était admis que des parents ou des alliés, afin que s’il était survenu quelque division dans la famille, on pût s’entremettre et ramener l’union à la faveur des libations religieuses et grâce à la gaieté du festin.

Force de l’autorité paternelle

Rien encore n’avait affaibli l’autorité paternelle. Coriolan résistait, aux prières des sénateurs et des pontifes; mais il faisait céder sa haine et sa vengeance aux larmes de sa mère. Autre exemple : le tribun Pomponius avait cité devant le peuple Lucius Manlius Torquatus qu’il accusait d’avoir gardé le commandement au-delà du terme légal, et surtout de retenir son fils loin des affaires publiques et de toute société, en le condamnant aux plus rudes travaux des champs. Dès que le jeune Manlius fut instruit de cette accusation, il partit pour Rome et se rendit à la pointe du jour chez Pomponius. Celui-ci croit qu’il lui apporte de nouvelles plaintes contre son père et l’accueille avec empressement; mais le jeune homme, tirant un poignard, presse, menace, épouvante le tribun et le force à jurer qu’il se désistera de son accusation.

Durant son tribunat, Flaminius voulut, malgré l’opiniâtre résistance du sénat, partager aux citoyens les terres d’un canton de la Gaule Cisalpine. Et déjà, insensible aux prières comme aux menaces, il faisait à la tribune aux harangues lecture de sa rogation, quand son père vint l’arracher des rostres. Vaincu par cet acte d’autorité privée, il quitta le Forum, et la multitude, quoique frustrée de son espérance, ne fit pas même entendre un murmure.

Dans une autre circonstance, le grand Fabius fit céder le respect dû au père devant le respect dû au magistrat, mais ce fait même prouve la haute idée que les Romains se faisaient de l’autorité paternelle. Envoyé par le sénat, pour servir de lieutenant à son fils, alors consul, il rencontra celui-ci qui par respect sortait de la ville à sa rencontre. Onze licteurs avaient déjà passé devant lui sans lui ordonner de mettre pied à terre : il demeurait donc à cheval, mais outré de colère; le fils, qui s’en aperçut, commanda au dernier licteur de faire son devoir. A sa voix, Fabius s’empressa de descendre. « Mon fils », dit-il alors,
« je n’ai pas fait mépris de ta suprême autorité; j’ai voulu seulement m’assurer si tu savais être consul. Je sais les égards que l’on doit à un père; mais je mets les devoirs publics au-dessus de l’affection privée. »

Ce respect pour l’autorité paternelle fut une des dernières vertus que Rome perdit. On en trouve de grands exemples jusque dans les siècles de corruption. Silanus avait commis des exactions en Macédoine. Des députés de la province viennent se plaindre au sénat. Torquatus demande qu’on le laisse juge de son fils. Il écoute durant deux jours les plaintes des alliés, la défense de Silanus, les dépositions des témoins, puis prononce cet arrêt : « Comme il m’est démontré que Silanus, mon fils, a reçu de l’argent des alliés, je le déclare indigne de la république et de ma maison; je lui ordonne de disparaître à l’instant de ma présence. » La nuit suivante Silanus se pendit. Son père refusa même d’assister à ses funérailles.

Dans la guerre contre les Cimbres, la cavalerie romaine fut un jour repoussée, et abandonna le proconsul Catulus. Un fils de Scaurus étant parmi ces cavaliers, son père lui écrivit qu’il aimerait mieux le savoir mort, et aller recueillir ses os sur le champ de bataille, que de le voir déshonoré par une fuite honteuse; et que s’il gardait encore dans son âme dégénérée quelque sentiment de pudeur, il eût à éviter sa présence. Un tel message réduisit ce jeune homme à tourner son épée contre lui-même avec plus de courage qu’il n’en avait montré contre l’ennemi.

Le sénateur Fulvius, apprenant que son fils allait rejoindre Catilina, armé alors contre la république, le fit arrêter en chemin: « Je t’ai donné le jour », lui dit-il, « non pour servir Catilina contre sa patrie, mais la patrie contre Catilina », et il le punit de mort.

Ce sont ces moeurs sévères qui, tant qu’elles furent générales, firent la grandeur et la force de Rome.